Isabelle Lebastard m’a confié…
La Cigogne
N° 47. Septembre – octobre 1999
Nous nous sommes rencontrés en France, dans un patelin de Bretagne, pendant les dernières grandes vacances. Comme elle était émue à l’idée d’être interviewée, j’ai choisi de l’interroger sans prendre de notes, au cours d’une conversation à bâtons rompus. Donc je débarque avec toute ma smala dans la maison de ses beaux-parents. Ses deux bambins sont là, je les reconnais immédiatement – j’ai leur photo sous des palmiers, en bonne place dans mon bureau – (N.B – les palmiers ne sont malheureusement pas dans mon bureau, ils sont seulement sur la photo). Nous voilà donc partis en balade dans un petit coin magnifique, le long du canal de la Rance, mes fils batifolent dans les fourrés à la recherche d’insectes rares ou de je ne sais quoi, ma femme discute avec le mari d’Isabelle (oui, j’avais oublié, c’était lui qui était venu nous chercher au pied de l’église, où nous étions complètement paumés), moi, je commence mon interrogatoire… Nous marchons assez lentement, car elle attend un heureux événement pour la fin du mois (une petite Julie, paraît-il) … Maintenant que vous savez (presque) tout nous pouvons y aller…
– Quand as-tu commencé à écrire, comment cette idée t’est-elle venue ?
– J’ai commencé un peu par accident… un moment de ma vie où je me suis retrouvée seule, j’ai écrit des poésies. C’était à usage personnel, je ne pensais pas du tout à ce moment là les faire publier un jour. Je me souviens que je n’osais même pas les faire lire à mes meilleures copines !
Elle a décroché (sans le moindre piston) un contrat d’enseignant pour une durée de six ans en Côte d’Ivoire. Philippe, son mari, est professeur de physique-chimie, et elle professeur de biologie.
– Et en Afrique, il y a eu un tournant…
– J’ai continué à écrire en Afrique, mais dans un autre registre, une poésie différente, non plus centrée sur l’angoisse existentielle de l’individu (en l’occurrence moi-même) mais ouverte sur un autre monde, une autre réalité, sordide et colorée en même temps. J’ai trouvé l’Afrique incontestablement littéraire, et je n’ai jamais autant écrit que là-bas.
– La vie est donc si différente là-bas ?
– Les gens d’ici ne peuvent pas s’imaginer à quel point la vie est différente. Dès mon arrivée, j’ai été très impressionnée par tout ça. J’ai été frappée par la misère omniprésente. Dans une grande ville, les gens n’ont rien. Ils se contentent de survivre au jour le jour. Cela m’a provoqué un choc. J’ai spontanément eu envie d’écrire pour témoigner de ce que je voyais. Cela a d’abord été sous forme de « lettres africaines » destinées à mes amis, puis cela a petit à petit évolué sous la forme que tu connais maintenant, celle des « chroniques abidjanaises » dans lesquelles je me suis attachée à décrire les problèmes des gens simples, des petites gens ainsi que les rapports blancs-noirs, si particuliers, qui m’ont tout de suite fascinée.
– Qui constituent aussi un message pour nous, dans les pays « riches »…
Les chroniques abidjanaises, La Cigogne les a publiées au fur et à mesure de leur création. Il est impossible d’oublier des personnages tels que la petite vendeuse d’ananas, les employés de la poste ou ce balayeur d’hôpital qui se fait passer pour médecin… Quelques traits rapides et vigoureux, et les voilà campés, croqués, plus vrais que nature. Quand ces chroniques seront terminées, – le seront-elles jamais ? – il y aura sans doute moyen d’en faire un très beau recueil..
– A propos, ceux qui fréquentent ton école, je suppose que ce sont surtout des blancs?
– Non, il y a des gens de toutes origines, toutes nationalités, ivoiriens et français en majorité bien sûr. Mais leur point commun est qu’ils sont très riches. Ils sont beaucoup plus riches que la grande majorité de la population qui ne peut pas offrir à ses enfants une scolarité française, très réputée. (la scolarité française est payante à l’étranger, et très chère). Tu sais, ici, les riches sont discrets, ils se cachent. Mais là-bas, plus ils sont riches, plus ils le montrent. Ils se comportent comme ce que nous appellerions des nouveaux riches ou encore des parvenus. Ils accumulent tous les signes extérieurs de la richesse, voitures de luxe, résidences, piscines, etc. Ils gaspillent allégrement et détournent à leur profit les aides internationales. Et c’est d’autant plus scandaleux que le peuple vit dans la misère la plus profonde…
Plus tard, nous déjeunons dans une petite gargote très sympathique, tout près d’une ancienne écluse. Dans quelques semaines leurs vacances seront terminées et ils repartiront avec leurs enfants (dont la petite nouvelle) vers un pays où toutes les saisons se ressemblent, où toute l’année les nuits sont de la même longueur que les jours, où il fait noir dès six heures du soir. Ils n’y sont plus pour très longtemps, un an seulement. Après il leur faudra se réadapter à la France…
– Une dernière chose. C’est une question que je pose à tout le monde : comment vois-tu l’avenir de la planète ? De l’Afrique ?
– Je ne crois pas que l’humanité soit bonne. Voilà pourquoi je pense que les choses ne changeront pas fondamentalement. Chaque « progrès », même bénéfique, amène avec lui son nouveau lot de misère, plus ou moins imprévu. Quant à l’avenir de l’Afrique noire, je penche également vers l’afro-pessimisme et je crois que nous verrons cela à l’échelle de notre vie…
C’était aussi ce que me disait ma mère. je n’étais pas d’accord et lui répondais:
– Si tu n’as pas confiance en l’humanité, en qui d’autre peux-tu faire confiance ?
– A des individus pris isolément, répondait-elle, les yeux tristes, fixés dans le vague, comme mon mari, mes enfants et quelques amis…