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2000 03. Joyeux Noël, Henri !

Chroniques abidjanaises

JOYEUX NOEL, HENRI!
La Cigogne
N° 50. Mars – Avril 2000

Vous vous serez peut-être étonnés du long silence de notre chère Isabelle. C’est qu’elle était prise dans la tourmente d’évènements qui sont presque passés inaperçus chez nous. Voici une nouvelle chronique abidjanaise qui ne nous ménage pas. Comme d’habitude, elle est pleine de suspense, en présentant la rigueur d’un travail de journaliste… (un bon journaliste…)
Bernard Godefroid

1° partie :
Jeudi 23 décembre 1999

C’est une belle journée à Assinie.
« Vraiment une belle journée !» se dit Cathy, songeuse.
Elle regarde Mathieu, son mari, jouer avec les enfants sur la plage déserte. La mer est splendide aujourd’hui, la barre haute et loin, son mur vert émeraude s’effondre régulièrement dans un tonnerre d’écume. Quelques surfeurs se lancent dans les vagues, des adolescents pour la plupart, peut-être même de ses élèves. Emilie, la petite dernière, dort dans la poussette à côté d’elle. Un étrange climat de sérénité l’envahit. Cathy sent que l’heure est venue de faire le bilan de ces quelques années en Côte d’Ivoire.
« J’aurai du mal à quitter ce pays… » se répète Cathy, une fois de plus.
Le départ est proche, quelques mois à peine la séparent d’une autre vie.
« Adieu les cocotiers, les plages de sable à perte de vue, la chaleur et les débardeurs toute l’année. Adieu aussi la misère omniprésente, ces enfants malades et mendiants partout, encore plus nombreux depuis peu. »
Cathy a vu une évolution, le temps de son séjour en Côte d’ivoire. Beaucoup de choses ont changé ici, en quelques années, et pas forcément dans le bon sens.
« On s’habitue à tout, à la moiteur, aux moustiques, mais ces enfants abandonnés, ces enfants qui se prostituent pour gagner leur repas, ces infirmes qui traînent leur jambe morte aux carrefours et sourient de toutes leurs dents, paume tendue, ça non, je ne m’y serai jamais habituée. »
Les enfants reviennent de la plage, haletants, trempés de la casquette aux pieds, bronzés malgré une épaisse couche de crème solaire.
« Regarde maman, je t’ai rapporté un « dollar » ! » Nicolas lui tend dans sa petite main un délicat squelette d’oursin bleuté, très ornementé.
« Oh merci, mon chéri ! » Cathy, émue par ses pensées sur les enfants africains le serre fort dans ses bras, les larmes aux yeux.
« Maman, moi au’i apoté un dolla ! » Frank, le cadet, tend le même coquillage dans sa main encore plus petite, lui aussi a droit à un câlin, sous l’œil attendri de Mathieu.
« Bon les enfants, tout le monde se sèche et s’habille, il est l’heure de rentrer à Abidjan, déclare le papa. Paul, nous sommes venus à deux voitures, tu rentres avec Cathy, d’accord ? » demande-t-il à leur vieil ami Ivoirien.
« Oui, Cathy n’aura qu’à me déposer à Cocody, près de l’université. »
Le trajet se passe tout en douceur. Il y a très peu de circulation à Port-Bouet.
« Incroyable, plaisante Cathy, il n’y a pas un seul taxi brousse chargé à mort par toutes les ouvertures possibles pour débouler sous mon nez, et me faire la classique queue de poisson !
– C’est vrai, renchérit Paul, je n’ai pas vu non plus de policier. Quelle chance, tu te rends compte, aucun policier aujourd’hui pour nous arrêter, pour inventer une infraction imaginaire et réclamer son bakchich !»
Abidjan se rapproche tranquillement, dans la belle lumière de fin d’après-midi. Cathy suit Mathieu jusqu’à la sortie du Plateau. Un petit coup de klaxon, un signe de la main aux enfants et elle tourne à droite vers Cocody.
« Alors je te dépose à… »
Cathy ne peut finir sa phrase. Des claquements secs résonnent tout autour d’eux, un drôle de bruit qu’elle connaît, qu’elle a déjà entendu quelque part.
« Des pétards, ce sont des pétards, ils fêtent déjà Noël ? »
pense-t-elle d’abord, dans un réflexe de défense.
Les voitures sont immobilisées au feu rouge. Une rangée de véhicules militaires barre la route.
« Mon Dieu, mais qu’est-ce que c’est que ça ? » s’exclame Paul.
L’horrible claquement des rafales recommence. Cathy reconnaît bien maintenant le bruit sec des mitraillettes, mêlé à celui plus sourd des kalachnikovs. Le gbaka devant eux se vide d’un coup de tous ses passagers. Ils en sortent d’une manière étrange : raides et pliés en deux, et détalent serrés dans la même direction.
« On dirait des lapins, ne peut s’empêcher de penser Cathy. Ils foutent le camp comme ça, sans demander leur reste. Ca sent vraiment mauvais. »
Tout est allé beaucoup trop vite. Quelques secondes peut-être, depuis les premières rafales. C’est trop peu pour tenter de comprendre la situation.
« Cathy tirons-nous d’ici, vite, tirons-nous d’ici ! »
Paul sort Cathy de son engourdissement.
Des balles perdues sifflent à leurs oreilles. Les mains de Cathy tremblent sur le volant. Elle tourne la tête dans toutes les directions. Devant, les militaires barrent la route et tirent. A gauche et à droite, des taxis font des manœuvres désespérées pour reculer. Derrière, quelques voitures repartent sur le boulevard à contre sens.
« Je ne peux pas faire demi-tour, on est coincés. »
Le cœur de Cathy bat la chamade. Elle pense soudain à Mathieu et aux enfants, peut-être dans la même situation.
« Oh! Mon Dieu, pourvu que Mathieu passe à travers ça, il n’a pas suivi le même chemin… »
Un groupe de militaires s’avance vers eux, dans leurs tenues de camouflage, armés jusqu’aux dents. Ils sont très jeunes : dix-huit ans, vingt ans maximum. Certains se sont badigeonnés le visage de peintures, d’autres ont des bandeaux noirs, façon Rambo. Ils sont fiers et agités, très en colère aussi. Un grand maigre pointe son arme en direction de Cathy. Elle ne peut détacher son regard de l’infect trou noir et rond, si près d’elle. Le jeune militaire est nerveux et le bout de sa mitraillette tremble légèrement. Il n’a probablement pas manipulé beaucoup d’armes avant ce jour.
« Pourvu qu’il ne tire pas sans faire exprès… »
Il est intolérable pour Cathy que sa vie, en cet instant, soit à la merci d’un faux mouvement de la part d’un petit jeune excité par la situation. Elle se sent impuissante et la nausée l’envahit. Paul met la main sur son genou dans un geste d’apaisement.
Le chef se dirige vers eux. Il est visiblement un peu plus âgé. Son ventre pointe sous son treillis. Il se penche vers Cathy.
« Bonjour Madame, il y a de l’essence dans votre voiture ?
– Oui, il y en a. » Cathy a répondu sans réfléchir. Elle se mord aussitôt la langue.
« Veuillez descendre, s’il vous plaît, nous réquisitionnons votre véhicule.
– Vous quoi ?
– Nous réquisitionnons votre véhicule. Vous descendez s’il vous plaît. »
Le ton reste poli, mais ferme et sans appel. Cathy a l’esprit totalement dans le brouillard.
« Mais, mais, et comment je vais faire pour rentrer chez moi ? »
La fin de sa phrase n’est qu’un bafouillis que personne n’a entendu. Ils s’impatientent. Le jeune commence à faire gigoter sa mitraillette. Paul et Cathy sortent de l’auto.
« Donnez-moi votre cellulaire. » Le chef tend sa paume large et puissante.
Cathy fouille fébrilement dans son sac.
« Voilà. » Jamais elle n’a obéi si vite au doigt et à l’œil à quelqu’un.
« Donnez votre portefeuille. »
Sans un mot Cathy s’exécute encore.
« Rentrez chez vous maintenant. »
Un des jeunes militaires monte et prend le volant. Il tourne la clé de contact et actionne le démarreur. Le moteur était déjà allumé. Cathy grimace. Il tripote le levier de vitesse, réussit bruyamment à passer la première, avance en faisant hurler le moteur, freine, accélère, toujours en première.
« Ce petit là n’a jamais conduit une voiture de sa vie. Il va la bousiller. »
Paul la ramène à la réalité.
« Viens, Cathy, il faut rentrer, maintenant. Je te raccompagne chez toi. »
Cathy, les yeux hagards, sert contre elle son maigre sac à main, pratiquement vide.
« C’est idiot, de toutes façons, je ne la reverrai jamais. »
Deux ou trois kilomètres seulement les séparent de sa maison. Il n’y en aurait que pour deux ou trois minutes, en voiture, sur ces larges boulevards.
« Mais combien de temps à pied ? Mathieu doit être mort d’angoisse pour moi ! Si seulement j’avais pu garder le cellulaire ! »
Les militaires sont à tous les carrefours, et mitraillent à qui mieux mieux, presque pour le plaisir, dirait-on.
« Où allons-nous passer ?
– On va passer derrière la pharmacie Sainte Famille, puis prendre par les petites rues. » Paul essaie de rassurer Cathy. « Ce sera un peu plus long, mais il n’y aura sûrement pas de militaires par-là, ils ne doivent occuper que les grands axes. »
Il fait encore chaud bien que ce soit la fin de l’après-midi. Dans son affolement, Cathy n’a même pas pensé à prendre la bouteille d’eau, et elle s’en veut. Quelques kilomètres en tapettes de plage sur le bitume, ça va être dur.
« J’ai peur, j’ai si peur pour les enfants ! Oh j’aimerais tellement être avec Mathieu en ce moment, on n’aurait pas du se séparer !
– Ne t’inquiète pas Cathy, ils ne font pas de mal aux enfants, visiblement, et puis, Mathieu est sûrement passé par le lagunaire pour avoir moins de circulation, il n’a pas dû être arrêté. »
Cathy sent bien que Paul essaye autant de se rassurer, que de la rassurer, elle.
Tout lui semble surréaliste. Les rues d’ordinaire animées sont désertes, à l’exception de quelques fuyards, qui rasent les murs. Les petits commerces d’habitude colorés et bruyants sont vides et fermés. On dirait une ville morte dont les habitants se seraient évaporés. Seuls les crépitements secs des mitraillettes et les détonations plus sourdes des kalachnikovs rappellent épisodiquement l’existence de l’homme.
« Ce n’est pas vrai, je dois rêver. Comment ais-je pu passer une aussi bonne journée, tout à l’heure, à Assinie, et être maintenant à marcher au milieu de cette absurdité, sans savoir où sont mon mari et mes enfants ? Oui, c’est totalement absurde cette situation. »
Elle a envie de pleurer et marche en silence, comme un automate, suivant Paul dans les petites rues, sans même regarder par où ils passent.
Ils arrivent enfin au dernier carrefour.
« Quelle chance, il n’y a pas de militaires ici ! » Paul les aperçoit cent mètres plus loin, à l’autre feu. « Allez, on traverse ! » La main sur l’épaule de Cathy, il la presse légèrement.
C’est la dernière longueur, la petite rue sans issue qui conduit à sa maison. Le cœur et les jambes de Cathy accélèrent.
« Pourvu que Mathieu soit là … »
Elle aperçoit la Peugeot dans le jardin, c’est gagné.
Mathieu accourt, Cathy s’enfouit dans ses bras.
« J’ai eu si peur !
– J’étais tellement inquiète pour toi et les enfants !
– Qu’est-ce qui s’est passé ? »
Cathy raconte leur mésaventure, la voiture envolée, la marche à pied dans les petites rues pour arriver jusqu’ici.
« Et toi ?
– Je suis passé par le lagunaire, je les ai aperçus et entendus, mais ils ne m’ont pas arrêté. »
Nicolas sort sur la terrasse, suivi par son petit frère.
« Viens dans mes bras mon chéri, que je t’embrasse. Toi aussi, Frank, viens. »
Cathy ne dit plus rien et serre ses petits contre elle. Nicolas se dégage.
« Regarde, maman, j’ai construit un avion militaire. » Il brandit fièrement son avion en Lego. « Vroum vroum, les gentils militaires vont venir tuer les méchants.
– Roum roum » reprend en chœur son petit frère, imitant de ses bras le vol d’un avion.
« Paul, qu’est-ce que tu crois que c’est ? demande Mathieu à son ami.
– Je n’en ai aucune idée ! Je sais que les militaires, comme tous les autres fonctionnaires risquent de ne pas être payés ce mois de décembre, puisqu’il paraît que les caisses de l’état sont vides. Ca doit chauffer dans les casernes.
– C’est une révolte des militaires alors, une mutinerie ?
– Ca peut être aussi une manifestation contre les élections, ou un mouvement pour libérer les membres du parti d’opposition toujours injustement emprisonnés par Bédié. Il y a des tas de raisons imaginables, tu sais Mathieu, tellement de choses ne vont plus en Côte d’Ivoire depuis quelques mois.
– Oui, je m’en étais rendu compte, ces derniers temps l’atmosphère était tendue. Beaucoup trop de gens sont malheureux, n’ont plus d’argent, je veux dire, encore moins que d’habitude. Mais je trouve curieux qu’ils prennent la population en otage.
– Je vais appeler le consulat, ils pourront peut-être nous informer. » Cathy revient une minute plus tard : « Ils ont constitué une cellule de crise et nous demandent de rester chez nous, de ne pas bouger. Ils n’en savent pas plus pour l’instant, ou du moins ne veulent rien dire.
– Au cas où on aurait envie d’aller promener le chien ! se moque Paul.
– Je vais téléphoner à Sylvie » propose Cathy. Mais elle revient bredouille quelques minutes plus tard.
« Alors ? questionne Mathieu.
– Elle est aussi perplexe que nous. ça mitraille partout au pied de son immeuble, elle est bien située, et d’aussi loin qu’elle puisse voir, et entendre, ça mitraille dans toute la ville. Mais elle ne sait rien, elle est cloîtrée chez elle avec son mari et ses enfants.
– Je vais essayer chez Hervé » suggère Mathieu. Mais cela ne donne rien de plus. Le mystère reste entier.
« Vous avez essayé d’allumer la télévision ?
– Oui, il n’y a rien, plus d’émission. A cette heure-ci, ça devrait être, voyons… Cathy consulte rapidement le Griot local : Tiens, « Urgences », et bien non, il n’y a même plus leur sacro-sainte série Urgences.
– On est dans une urgence bien supérieure ! plaisante Paul.
– Paul, tu ne repars pas chez toi ce soir, c’est trop risqué, tu dors ici cette nuit.
– D’accord, j’accepte volontiers. Je n’ai pas envie de me faire tirer dessus comme un lapin.
– J’aimerais quand même bien savoir de quoi il s’agit : une mutinerie, une révolution, un coup d’état ? Qui pourrait nous informer ? demande Cathy.
– Le téléphone fonctionne, heureusement. Nous en saurons peut-être un peu plus ce soir » suggère Mathieu, philosophe.
Les balles sifflent au loin et de drôles de frottements se font entendre dans le jardin. Mathieu fait un tour sur la terrasse.
A Cathy : « On tire tout près d’ici, j’entends les balles qui retombent dans les arbres. »
Aux enfants : « Les enfants, surtout, vous restez dans la maison, vous n’allez pas jouer dans le jardin !
– Pourquoi papa, je veux aller jouer dehors !
– Non, tu ne peux pas.
– Ouiin, je veux aller jouer dehors !
– Euh, il y a des gens dehors qui tirent des pétards, c’est dangereux les pétards.
– C’est les militaires qui tirent des pétards ?
– Oui, voilà, c’est ça.
– Et ils sont fâchés les militaires ?
– Oui, c’est ça, ils sont fâchés.
– Et ils vont nous faire du mal ? Ils vont venir nous tuer, dans la maison ?
– Mais non, mon chéri voyons. » La voix de Mathieu tremble légèrement à cette idée. « Ils sont juste en colère parce qu’ils n’ont pas été payés, cela n’a rien à voir avec nous. En attendant, il faut rester dans la maison. »
Cathy observe la scène. Elle est sidérée par l’intuition de ses gamins. Inutile de leur cacher quoi que ce soit, ils comprennent tout ce qui se passe. Comme par hasard, ils jouent à la guerre, bien tranquillement.
« Leur sens du danger n’est pas du tout le même que le nôtre. Ils savent que quelque chose de grave se passe, et le font ressortir dans leurs jeux. Ah! si je pouvais seulement avoir leur calme … »
La nuit est tombée sur Abidjan.
« Quel Noël insolite vont vivre les abidjanais … et nous-mêmes… »

— A SUIVRE —

© Isabelle LEBASTARD
Chroniques abidjanaises