Les poids lourds passaient sans discontinuer sur l’axe Rennes-Caen. Le grondement sourd des six cent chevaux s’intercalait de ronflements, ronronnements et chevrotements variés, exhalés par les véhicules plus légers, petites taches grises et blanches nichées au pied des mastodontes gavés de diesel. À neuf heures du matin, routiers déjà fatigués et employés mal réveillés se succédaient sur la D973. Indifférente au fond sonore du transit urbain et délaissant l’intérieur sombre de ce café à Granville, Virginie avait opté pour le soleil en terrasse. Elle y révisait une énième fois, dans la lumière crue de ce mois d’octobre, ses statistiques amoureuses.
Génie féminin de l’intuition mathématique, Virginie était quelqu’un qui, par réflexe, calculait tout. Dans le domaine ménager, le montant du caddy de courses qui se remplissait et la somme à payer arrivée en caisse. Le volume des mensualités : crédit immobilier, crédit voiture, box et téléphone, eau, électricité, impôts divers et assurances itou. Le montant des autres dépenses : concerts et restos, livres et bistrots, le culturel et le social, quoi. Une addition réussie à 5% près et sans calculette. Enfin, comme dernière ligne des comptes instinctifs de cette ménagère accomplie, les petits restes mis bout à bout s’additionnaient pour une récompense annuelle, malheureusement plus chiffrée en centaines qu’en milliers de kilomètres : un voyage organisé, saut de puce dans l’immensité du monde.
Question jeux d’argent, Virginie estimait également tout. Penchée sur sa grille de tiercé, la chance d’avoir sur la ligne d’arrivée trois canassons, selon l’hygrométrie du sol, la forme physique de l’animal et celle de son jockey. Concentrée sur sa fiche de pari sportif, la probabilité de miser sur la bonne équipe, les bons joueurs, le bon match, opérations innées à l’appui. Virginie ne risquait jamais que quelques euros, et remboursait régulièrement ses mises. À coup de quatre, huit ou seize euros gagnés de-ci de-là. Histoire de s’offrir chaque semaine un ciné, une coupe, voire un chinois, selon l’humeur. Voyance aménagée, mini captures dans l’infinité des nombres.
Enfin et surtout, côté mecs, Virginie prédisait tout. La probabilité que cet homme au comptoir l’invite à partager un verre, la malchance que ce chic type soit marié, l’hypothèse que ce beau brun soit disponible, la certitude que ce goujat ait retiré son alliance pour la draguer, l’effet de son charme sur cet homme mûr et sûrement veuf. Et aujourd’hui, le temps que mettrait ce client à se retourner au moment de partir, sous un prétexte du genre aurais-je donc oublié quelque chose sur la table. Vraisemblance affirmée, simple exactitude dans l’intimité des hommes.
En terrasse du café, Virginie jubilait. La journée commençait fort. La loi des nombres déroulait ses algorithmes matinaux et le soleil ses rayons automnaux. L’homme l’avait bien regardée, ce deuxième lundi. Il s’était même enhardi, en se levant, d’un bref hochement de tête, perçu par elle seule. Le troisième lundi serait le bon, elle le savait. Il avait toute la semaine pour préparer la phrase rituelle qui lui permettrait de l’aborder et d’entamer une discussion bidon. Virginie savourait son allongé à petites gorgées, regardant sa proie s’éloigner de l’autre côté de la rue. Sa cible qui se croyait futé chasseur. Elle sourit. Révisa encore une fois la probabilité du contact à la troisième rencontre et se réjouit de ce scénario mathématique. Les chiffres collaient, obéissaient à l’ordre naturel des choses, au grand géomètre gérant ciel et terre.
En sortant du café, Virginie, distraite par ce prometteur calcul, omit de regarder à gauche avant de traverser la D973. Le quinze tonnes en provenance d’Avranches n’eut ni les trois secondes ni les quatre-vingt-trois mètres nécessaires pour s’arrêter à temps. Cette probabilité-là, elle avait tout simplement oublié de la prévoir.
© Isabelle Lebastard