9 € 50 la montre 100 % chinoise. La vendeuse lui conseille, geste à l’appui, de l’arrêter le soir. Pour économiser la batterie, précise-t-elle, dans un portugais plus mauvais que le sien, tout en plaçant un petit clip de plastique entre le remontoir et le bord du cadran.
La montre est belle, de loin, pour celui qui s’y connaît en montres de prix : grande, plate et simple. Large bracelet de cuir brun. Cadran noir ultra sobre, pourtour acier. Aiguilles fines, pointues et discrètes, heures et minutes symbolisées d’un trait mince. Logo de marque évoquant DW.
La montre est belle, de près, pour celle qui n’y connaît fichtrement rien en montres de prix, ou se fiche des marques : grande, plate, simple, juste comme elle les aime. Large bracelet de faux cuir, raide, accompagné d’anneaux, synthétiques eux aussi, d’une fragilité inouïe. Elle se demande combien de fois le bracelet acceptera cette gymnastique contre-nature avant de lâcher. Cadran noir ultra sobre, pourtour inox, voire peinture inox, tout est possible dans le domaine des imitations. La montre lui paraît assez lourde. Peut-être les Chinois, se dit-elle, sont particulièrement vicieux et lestent de mauvais métal l’intérieur d’une montre en plastique. Aiguilles fines, un peu trop fines, pointues et discrètes, carrément trop discrètes, elle a parfois du mal à les distinguer de la trotteuse. Logo bidon QW à effet visuel mimétique. Elle paye la montre à la vendeuse chinoise, la met tant bien que mal à son poignet et décide que ce qui compte naturellement, et c’est bien pour cela qu’elle l’achète, elle qui n’en porte jamais, c’est que la montre l’accompagne jusqu’à la fin de son séjour portugais. Que le mécanisme en toc maintienne son tic tac les quelques jours de cette vie-ci.
D’ailleurs, pour économiser la pile aussi bien que le mécanisme, elle suivra scrupuleusement le conseil de la vendeuse. Tous les soirs, à la même heure, elle éteindra la montre, arrêtant le temps portugais avant d’aller se coucher et d’appartenir, pendant la nuit, à un autre déroulement du monde. Sans que celui-ci s’empare pour autant d’elle. Tous les matins, à la même heure, soit environ douze heures plus tard, elle repoussera le remontoir ver le cadran, délicatement, afin de ne pas brusquer la remise en route du temps local. La trotteuse hoquette comme une vieille machine à vapeur et le cours du séjour peut reprendre. Mine de rien, grâce à ce subterfuge simple, elle arrive à économiser 50 % du temps qui lui reste à vivre dans cet univers-là et elle en est fière.
La montre est son passeport temporel pour ce voyage. Elle le voulait, ce déroulement du temps personnalisé et surtout, découpé, comme une portion extraite d’un gâteau. La montre est le marqueur de ce découpage. Elle donne la garantie, tant que ses aiguilles avanceront, que la tranche de temps vécue ici n’interférera en rien avec le temps de là-bas. Ailleurs est pour elle dématérialisé, hors-lieu et hors-temps. Ailleurs a perdu, en quelques jours seulement, sa force et son sens. Oui, tic, le temps d’ici n’est pas, tac, le temps de là-bas, semble lui confirmer la vibration de la trotteuse. Tant que je sursaute et me déplace d’une gradation à l’autre, aussi fragile que je puisse être, tu restes à l’abri. Le temps secret, au creux des fractales de mon aiguille, plongée dans cet univers microscopique, s’étire à l’infini. Une vie entière s’y déroule, en l’espace de douze jours.
Ce soir-là, en se couchant, après avoir sa arrêté sa montre et ce temps portugais, elle aperçoit sur la commode le trousseau de clés de sa voiture. Il pend légèrement sur le côté. Comme une araignée immobile, prête à courir sur ses longues pattes pour aller se cacher sous un meuble ou se jeter sur sa figure, on ne peut pas savoir, la menace est là. L’image de sa voiture lui revient en mémoire. Elle l’avait complètement oubliée, celle-là. Quelque part, dans un autre pays et une autre vie, dans le parking de l’aéroport d’une ville lointaine, une voiture l’attend, sagement stationnée. Elle sait alors avec certitude que, tant qu’elle ne tournera pas la clé dans le Neiman et ne remettra pas le contact, le monde de là-bas restera suspendu, entre équilibre et chute, fuite et menace, comme ce trousseau de clés au-dessus de la commode.
La montre l’a suivie, fidèle, à son poignet, dans cette bulle créée rien que pour elle. L’avion trace un arc au-dessus de la mer et des feux qui n’ont pas cessé depuis l’été. Elle arrive dans cet autre temps et cet autre monde qui étaient le sien avant. Elle y rejoint sa fille. Les retrouvailles sont intenses. Sa fille aperçoit la montre. Le choc est instantané. Oh comme elle est belle, comme elle est chic, comme elle me plaît. Aussitôt dit aussitôt fait. Tiens, prends-la, je te la donne. Et la montre du temps portugais qui a accompli sa tâche passe, jusqu’à l’arrêt proche et prévisible du mécanisme en toc, au poignet de sa fille.
© Isabelle Lebastard