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J 4. « Confinée »

Vendredi 20 mars 2020. Quatrième jour de confinement

2ème défi. L’ami(e) imaginaire

Deuxième défi d’écriture proposé à distance par Carole Lacheray, qui anime l’atelier d’écriture à Trouville-sur-mer. Découvrez son blog (http://osezecrire.blog.free.fr) ou la page Facebook (https://fb.me/osezecrire) puis n’hésitez pas à vous lancer vous aussi, et à partager.

Quatre jours que vous êtes isolé(e) dans votre petit appartement. Vous commencez à souffrir de la solitude, alors vous vous créez un(e) ami(e) imaginaire… Après tout, de tous temps les adultes aussi se sont inventés des amis imaginaires pour se rassurer, les divinités en sont un exemple. Mais votre ami imaginaire est bien mieux qu’une divinité !  Racontez …

Confinée

Confinement J-7

On ne parle plus que de ça à la télé, et dans les journaux. J’en déduis que ça doit être grave. Je me fais du souci pour maman, et pense bien fort à papa. Heureusement, maman est une battante, elle en a vu d’autres. Papa, finalement, c’est peut-être pas si mal que tu aies passé l’arme à gauche l’an dernier. Maudit 3 février 2019. Au moins, tu n’auras pas vécu ce film de SF débarqué dans notre quotidien. Tu étais trop jeune pour mourir bien sûr, mais sensible comme toi, franchement, tu l’aurais très mal vécue, cette situation. Je commence à flipper. Tu n’es plus là pour me serrer dans tes bras bien chauds et me rassurer comme lorsque, petite fille, je faisais un cauchemar.

Confinement J-2

Ça pue le confinement à plein nez. J’appelle ma mère. « Maman, qu’est-ce que tu vas faire si on nous interdit de sortir ? ». Maman n’a jamais été une nature inquiète, contrairement à moi. « T’en fais pas, ma fille, je continuerai à regarder mes émissions préférés à la télé, la mer depuis mon balcon, et si on peut vraiment plus sortir, je jouerai à la belote avec ma voisine Évelyne à travers les grilles de la terrasse ». Ma mère est une heureuse retraitée dans le sud. Sa résidence de luxe à Mandelieue-la-Napoule a une vue plongeante sur la grande bleue. Elle ne sera pas la plus malheureuse, j’en conviens.

Confinement J-1

Après réflexion je décide de faire comme le plouc moyen et de céder moi aussi à la panique anticipatoire. Je ramasse tous les sacs de course que je peux trouver dans le placard et fonce au supermarché faire la razzia de riz, de pâtes, d’huile (l’huile, franchement, je ne sais pas trop pourquoi, mais je vois les gens autour de moi attraper des bidons d’huile de tournesol ou de colza, alors, je fais pareil, au cas où ils auraient raison), de farine (comme si j’allais m’amuser, toute seule, à faire du pain ou des gâteaux ! mais bon, la farine, ça nourrit, on ne sait jamais, si ça durait, cette cochonnerie d’épidémie), de sucre (sans doute pour les fameux gâteaux?), de patates (là, on dirait la guerre, il ne manque plus que les topinambours) et de café (on n’en est pas encore rendus à la chicorée), et tiens, encore du café (j’adore le café, là j’ai un stock pour au moins un an). Rayon toilettes, j’étouffe ma honte, me fond dans la masse des fois qu’on serait filmés par les caméras de surveillance et que l’hypermarché de Bellenville-sur-Touques passe au JT de 19 h en régional, regardez ces scènes de panique et d’incivisme, regardez ces citoyens se disputer pour un rouleau de papier toilettes, c’est donc ça la France ? et dévalise moi aussi la pile de PQ (faut croire qu’elle nous fait vraiment chier cette épidémie) et de kleenex, car je risque de bien pleurer, seule dans mon appartement, devant mes séries américano-dramatico-romantiques.

Confinement J 1

Et bien voilà. Macron l’a annoncé. Enfin, il l’a dit sans le dire. Bref, on a compris, faut pas nous prendre pour des andouilles. « Reste à la maison ». Ouf, j’ai bien fait d’aller faire les courses. Hier soir, j’en ai eu pour deux heures à tout ranger, mais au moins ça m’a occupé l’esprit. Les placards débordent de pâtes, le plan de cuisine est saturé de café, je risque de ne plus dormir pendant des mois. Et sous mon lit, j’ai viré la couette d’été pour y loger les lots promotionnels de papier toilette triple épaisseur douceur extrême. J’appelle mon frère. Il continue à travailler. « Quand vas-tu basculer en télétravail ? » «  Dès que mon patron l’acceptera ». Faudra sans doute lui forcer un peu la main. Heureusement, il échappe au métro et fonce sur son scooter dans les rues désertes de la capitale.

Confinement J 7

J’ai fini de m’envoyer la saison 3 de Cougar town. La série Housewives est vraiment nulle, un méchant plagiat. Alors, pour m’en remettre, je me suis revu la saison 1 de Desperate Housewiwes, car rien ne vaut un bon vieux classique. J’ai essayé de me tonifier avec la saison 1 de Chuck mais la blonde rentre trop dans le stéréotype de la débile, faudrait pas risquer de s’assimiler. Revu aussi au passage quelques épisodes de Sex and the city, mais Internet commence à buguer, avec tous ces crétins connectés à faire la même chose que moi. Parfois, je téléphone à mon frangin, qui bosse enfin chez lui. Dans son dos, j’entends ses gosses hurler et se disputer. C’est dans des moments comme celui-là que je me réjouis d’être restée célibataire. À part ça, je m’ennuie ferme.

Confinement J 10

La nuit, je fais des cauchemars. La solitude me pèse, je n’ai jamais aimé rester loin de ma famille. Je pense à ma sœur, on s’est parlé ces derniers jours. On a toujours été si proches l’une de l’autre. Mes potes, eux, sont partis dans leurs résidences secondaires en Normandie, dans le Sud-Ouest ou dans le Sud tout court. À force de regarder la télé, j’ai les yeux exorbités. J’aurais dû acheter du collyre à la pharmacie tant qu’on pouvait encore sortir. Cette semaine, je me suis avalé non stop Amour, gloire et beauté, Sous le soleil, Joséphine, ange gardien alors même que je déteste Mimie Mathy, de vieux épisodes de Plus belle la vie, que je continue à regarder en direct tous les jours, Les feux de l’amour, Alerte à Malibu et Camping paradis. J’ai l’impression d’avoir un peu abusé. J’aurais pu ouvrir un livre quand même, mais j’ai la flemme. Moins on en fait, moins on en fait. Mieux vaut ça que les infos anxiogènes en boucle intox-détox. La solitude me prend tellement la tête que la seule qui peut encore me faire rire, c’est ma sœur. Je m’endors le soir sur le canapé, la télé allumée.

Confinement J 15

Trois cent kilomètres tout de même. Ma sœurette chérie a roulé trois cent kilomètres de nuit, en passant par les petites routes, en évitant les barrages routiers, en rédigeant une demi-douzaine de dérogations bidons, tout ça pour venir me rejoindre à Bellenville-sur-Touques. « Je m’inquiétais pour toi ! » me balance-t-elle alors que, ébahie, mal réveillée, j’ouvre la porte de l’appart à 10 h du mat et que ma sœur, un paquet de croissants à la main, se jette dans mes bras. « Tu ne tournais plus rond ces jours-ci ». Elle a toujours eu ce flair-là, toujours senti quand je commençais à dévisser, ma géniale sœurette.

Confinement J 30

On a pris un super rythme de croisière, ma sœur et moi. On ne s’est jamais disputées, ce n’est pas aujourd’hui qu’on va commencer. Et surtout pas dans ce genre de situation qui nous rapproche encore plus. Le matin, elle me force à dérouler mon tapis de yoga, et me montre quelques assouplissements. Elle a toujours été sportive, moi, jamais. Nous cuisinons ensemble, on dégotte plein de super « recettes de confinement » que d’autres confinées comme nous ont la bonne idée de mettre sur la toile. Les courses ont été interdites. L’armée nous livre des boîtes immondes. Nous composons avec les réserves des placards. Aujourd’hui, nous testons la tarte aux sardines et aux oignons. Hier, on s’est fait un chili aux haricots rouges et au riz, sans viande évidemment. « T’inquiète, m’a expliqué sœurette, branchée végétarienne-végan, il y a toutes les protéines qu’il te faut là-dedans ! ».

Confinement J 40

On continue à regarder des séries. Mais un peu différentes. Des séries plus intellos, on va dire, et même des documentaires qui te font apprendre des trucs. Ma sœur n’a pas vraiment les mêmes goûts que moi. Deux ou trois fois par semaine, j’entends les gosses de mon frère hurler au téléphone, de plus en plus fort. Comment fait-il pour ne pas péter un câble ? Ne pas en balancer un dans le micro-ondes ou dans la machine à laver ? J’admire mon frère et bénis mon célibat une fois de plus. Je tente de lui remonter le moral en lui racontant nos journées. « On fait du yoga et on bouffe sainement », je rajoute. « Fais gaffe, petite sœur » me répond-il. Mon frère s’est toujours fait du mouron pour moi, depuis ma naissance. En fait, la plus jeune des trois, j’ai toujours été la plus chouchoutée, la plus protégée, la plus aimée.

Confinement J 95

Je n’aurais jamais cru que le confinement me permette de devenir un cordon bleu. Ni de perdre les cinq kilos qui ne me collaient aux fesses depuis dix ans. Et encore moins d’ouvrir quelques livres, d’écouter quelques symphonies, et, via des tutos intelligents, d’apprendre les bases de l’histoire du vingtième siècle, de la géographie politique, de l’écologie océanique et de la fluctuation des crises. L’épidémie s’est calmée. Ma mère a enfin pu aller se balader au bord de mer, mon frère a sorti ses enfants dans la forêt de Fontainebleau. Ma sœur va bientôt repartir d’où elle est venue. Les séparations vont être difficiles. Le monde pleure ses millions de morts, l’économie n’existe plus, seuls les très riches sont restés riches, un nouveau système est à penser, à mettre en place et même moi, je le promets, je vais y réfléchir sérieusement.

Confinement J +1

C’est ahurissant de pouvoir simplement marcher dans une rue, mettre un pied devant l’autre, humer l’air et le vent qui circulent dans une ville dépolluée, dire bonjour aux gens, se faire des accolades, s’embrasser, pleurer dans les bras d’inconnus. C’est extra-terrestre de pouvoir à nouveau entrer dans le café du coin, s’attabler au comptoir et commander un expresso, un vrai, pas l’infecte poudre brunâtre que l’armée nous livrait, ces derniers temps. C’est à la fois recommencer à vivre et continuer sa vie. Non, c’est commencer une nouvelle vie, car rien ne sera plus jamais comme avant. Du moins, pour un certain temps, avant que nos mauvais réflexes ne reviennent, inéluctablement, prendre le dessus. Pour l’instant, c’est l’état de grâce, et nous le vivons comme tel.

Confinement J +2

Ma première vraie sortie sera pour toi. Je te dois cela, et bien davantage. Sans toi, comment aurais-je tenu le coup ? Sans toi, j’aurais déprimé, pété les plombs, me serais abrutie de télé et aurait flingué ma pauvre tête vide. Sans toi, je serai restée cette imbécile aveugle et égoïste. Ma voiture toussote mais réussit à démarrer. Direction, Aulnay-le-Bois, trois cent kilomètres que je m’avale d’une traite, il n’y a pas de temps à perdre : j’ai tellement hâte de te revoir, de vous revoir ! Nous y voilà. J’inspire une large bouffée d’un air estival chaud et parfumé, et m’engage dans l’allée bordée d’arbres du grand cimetière. La tombe de ma sœur se trouve tout au fond de l’allée, à côté de celle de papa. Deux tombes gravées du 3 février 2019, jour de cet horrible accident de voiture.

Isabelle Lebastard