Les oiseaux défilent sur la petite mangeoire en bois. Mésanges bleues et noires, simples moineaux, pinsons paresseux, ils se relaient non-stop en ces jours d’hiver. Chacun sa marotte. Les mésanges s’agrippent aux filets des boules de graisse et fébriles, piquent à travers la maille verte sans jamais la déchirer pour en extraire le gras figé, riche en huile de palme, souvenir de lointaines forêts sacrifiées, et en saindoux, couenne de porcs industriels plus proches. Le filet, une fois vidé, se décroche dans le vent et atterrit, tel un petit parachute alvéolé, sur le gazon du jardin. Il faut partir à sa recherche avant qu’il ne disparaisse entre les brins touffus de la pelouse revenue à l’état sauvage l’hiver, un gazon transformé en verte prairie du Pays d’Auge, plus apte à nourrir des purs-sangs qu’à s’engouffrer, bêtement, sous les lames d’une tondeuse. Les mésanges volettent aussi sur le plateau de graines, s’y posent l’espace d’un éclair, choisissent toujours la même chose : une graine de tournesol bien noire et brillante, qu’elles placent entre les deux extrémités de leur bec avant de redécoller. Elles vont se cacher dans les arbustes de la haie ou se percher au sommet des arbres dénudés pour y déguster leur prise, puis reviennent en saisir une autre, dans un ballet permanent où toutes les mésanges se confondent. Les moineaux vivent, mangent et se chamaillent en groupe. Ils plongent parfois sur l’espace offert chargé de graines, s’y installent bruyamment et y font le ménage. À leur manière s’entend : je balaie du bec le plateau de graines, j’en jette par-dessus bord les trois quarts, le plus loin possible, d’un mouvement latéral de la tête répété des milliers de fois, j’en choisis une, de préférence la petite graine ronde et rouge qui était cachée sous toutes les autres, je file au passage un coup de bec à mon voisin, à ce mâle plus petit que moi, à cette femelle rivale, à ce jeune insolent, aux oiseaux d’une espèce différente de la mienne qui oseraient s’inviter chez moi sans me demander mon avis, j’enfourne une graine dans la gorge d’un de mes nombreux petits à qui j’apprends où se trouve cette source de nourriture gratuite et intarissable, je piaille et décolle au même instant que mes congénères, sans préavis et sans raison, car, malgré nos rivalités, un signal invisible nous unit dans le départ comme il nous unissait à l’arrivée dans ce tas de graines bien constitué qui n’est plus qu’un vaste désordre à notre envol. Les pinsons, bons pères tranquilles, qui n’ont pas peur de l’Homme, cette espèce étrangère couverte d’une casquette l’été et d’un chapeau l’hiver, s’installent dans la mangeoire et semblent réfléchir un moment sur le sens de la vie avant de se mettre, presque en ayant l’air de ne pas y toucher, à manger. Ils avalent sur place et ne se donnent pas la peine, ou plus exactement, ne perdent pas d’énergie, comme ces idiotes de mésanges, à faire ces navettes inutiles entre la mangeoire et le fond du jardin pour chaque malheureuse graine dont l’énergie libérée en termes de calories compense tout juste l’aller-retour des volatiles jaunes et bleus. Le pinson est plein de sagesse et de bon sens. En conséquence de quoi, certains pinsons deviennent paresseux, voire obèses. On les voit marcher, à petits pas pesants, sur la terrasse, sans même plus penser à voleter un mètre cinquante au-dessus, au niveau du distributeur de graines, à l’abri des chats éventuels, embusqués de-ci de-là, pour le seul plaisir de la chasse. Ils marchent un peu au hasard, décrivant de minis trajectoires aléatoires, comme ivres de bonne chère, et picorent distraitement les miettes de graisse balancées par les mésanges depuis les filets verts, et les innombrables semences éjectées par les moineaux tapageurs. Le rouge-gorge, et si j’emploie le singulier, ce n’est pas une erreur : le rouge-gorge est un oiseau solitaire, rare et fragile de surcroît, vient se rajouter à l’orgie du jour. Il marche lui aussi, aux côtés du pinson. Il sautille plutôt en fait, car le rouge-gorge semble ne pas savoir marcher, comme certains enfants en bas âge, comme mon fils cadet, qui n’a jamais su marcher et qui a toujours sautillé, à l’amble de préférence, pour se rendre d’un point à un autre, même proche. Le rouge-gorge ne saute pas à l’amble, n’allez pas comprendre de travers, mais il sautille sur un périmètre de quelques dizaines de centimètres carrés, pas plus, soit sur la surface exacte de réception des graines envoyées au sol par les moineaux. Parfois, cet oiseau si timide ose une action inédite, la plus culottée qui soit, à ses yeux de rouge-gorge : il saute sur le grand pied de romarin, trente centimètres plus haut, et se déplace, léger comme quelques fleurs, le long des branches parfumées. Il y récolte, feuille après feuille, les particules tombées. Néanmoins, ce beau passereau semble avoir une intelligence limitée puisque jamais, malgré l’exemple montré en permanence par les troupeaux aériens qui défilent au-dessus de lui, il n’a pris l’initiative, au cours de toutes ces années, enfin lui ou ses parents, lui ou ses enfants, voire ses petits-enfants, car je n’ai aucune idée de l’espérance de vie d’un de ces oiseaux dans la nature pavillonnée qui nous entoure, d’atterrir plutôt sur la mangeoire remplie de graines que sur le sol bétonné de la terrasse. À moins que, sans le savoir, le rouge-gorge ne se place d’instinct dans la catégorie des nettoyeurs, en fin de chaîne alimentaire, aussi utiles à la propreté de la terrasse que le ver de terre à l’aération de la belle pelouse, certes du Pays d’Auge, mais néanmoins lourde, grasse et gorgée de pluie.
Tout allait donc pour le mieux dans ce petit écosystème, équilibré, stable, répétitif, dans ces navettes plus ou moins hiérarchisées qui emplissaient la perspective du jardin et embellissaient mon petit-déjeuner le matin, jusqu’à l’arrivée, la semaine dernière, de ce magnifique étranger. L’inconnu détonnait parmi les autres passereaux, avec sa robe multicolore. Rien à voir avec le plastron uniforme, orangé, du rouge-gorge, ni avec les variations de brun ocré du pinson. À des lieues du moineau commun, cela va sans dire. Bien plus chic que les bleus pourtant remarquables de certaines mésanges. Une robe d’où un large collier incarnat, telle une écharpe de laine rouge, se détachait. Des taches d’or comme posées négligemment sur les ailes par le pinceau d’un artiste prodigue brillaient dans le petit matin. Un plastron ébouriffé, soyeux comme le pelage d’un animal de compagnie, mêlait le blanc et le roux, invitation à la caresse. Son bec, large et gros, me rappelait celui d’un bengali ou d’un autre oiseau de pays chaud, croqueur de noix de cajou et de fèves exotiques. Je pensai tout de suite à un oiseau échappé d’une cage. À moitié morte de faim, désorientée, la pauvre bête avait été attirée par les cris des autres oiseaux. Elle avait foncé sur cette source de nourriture inespérée qui, peut-être, conviendrait à son estomac délicat, habitué aux pâtées de luxe pour canaris emprisonnés. Mais l’oiseau ne se pressait pas. Le nouveau venu s’installait, comme s’il eût été un habitué des lieux, tranquillement, en plein milieu de l’espace granifié et choisissait, de toute évidence, ses prises. Rien à voir avec le comportement d’une bestiole affamée, d’un bengali à moitié mort de trouille. Je comprenais à peine ce qui se passait qu’un autre congénère, à la robe aussi merveilleuse, vint s’installer à ses côtés. Un couple ! Il s’agissait d’un couple, j’en étais sûre ! Deux oiseaux échappés ensemble, peut-être, comme c’était romantique, une belle histoire qui finirait bien, deux oiseaux exotiques qui viendraient désormais se nourrir chez nous. Notre maison s’était transformée en havre de paix et de nature, un petit éden pour oiseaux étrangers. J’étais ravie. Je filai chercher au grenier mon manuel de reconnaissance des oiseaux sauvages et domestiques de nos régions, édition revue et augmentée, pour le feuilleter, impatiente de mettre un mot sur ce mystère. N’ayant aucune idée de la clé de reconnaissance des oiseaux ni aucune notion otorhynopharyngique ou plutôt entomologiste à moins que cela ne soit ornithologuiste, je laissai défiler les pages, sensible aux couleurs, attentive aux formes, jusqu’à la survenue, aussi attendue qu’inéluctable, de sa Majesté en personne. Les deux beaux étrangers avaient désormais un nom : chardonneret élégant. Et quel nom charmant, me réjouissais-je ! Comme il décrit bien tout ce que j’avais ressenti ! Je continuai ma lecture : le chardonneret élégant était un oiseau rare, une espèce protégée, en voie d’extinction même, selon les régions. Sa valeur affective grimpait en flèche. Je relevai les yeux vers la mangeoire de la terrasse pour me régaler à nouveau de ce spectacle. Et là, deuxième miracle : les chardonnerets étaient trois. Un petit ! Ils ont un petit, me disais-je. Oh, une famille, comme c’est touchant. Et déjà, je traçai le scénario, j’entrevoyais l’avenir : ces oiseaux rarissimes, protégés, introuvables, presque disparus, qui figureront bientôt au bestiaire des espèces éteintes, au même titre que l’archéoptéryx ou le dodo, avaient non seulement choisi notre jardin pour venir s’y nourrir, mais mieux, y amenaient leur enfant, leur oisillon chéri, pour l’alimenter, lui expliquer que c’était ici que la vie se poursuivait, préservée, à l’abri des vicissitudes de l’existence et des pesticides, des folies climatiques et des chats du voisin que je chassais frénétiquement à grands renforts de gestes et de cris. J’aurai désormais la chance inestimable d’avoir chez nous toutes ces espèces d’oiseaux, et leur roi absolu, l’élégantissime chardonneret, que je protégerai de mon mieux, investie d’une mission sacrée.
J’achevai de lire la fiche descriptive de mon livre et relevai mes yeux, humides d’émotion, remplis de reconnaissance existentielle, vers le jardin. Au même moment, d’étranges bruits se firent entendre. Je regardai, ahurie. Quatre, six, dix, douze, quinze, ça arrivait non-stop, je n’arrivais plus à compter, chardonnerets élégants se répartissaient sur la mangeoire, sur la terrasse, et jusqu’au romarin. Ils piaillaient, distribuaient en nouveaux maîtres de vigoureux coups de becs aux moineaux, leurs rivaux bien sûr, mais aussi aux mésanges, et même aux placides pinsons qui marchaient par-là. Le rouge-gorge avait fui depuis longtemps. Les chardonnerets faisaient la loi et déjà, régnaient sans partage sur ce petit territoire devenu leur. Je révisai mon jugement. Étaient-ils réellement en voie de disparition ? Voyons, voyons. À l’échelle du territoire, oui, sûrement. Mais les échelles de vie sont si différentes, et la mienne a toujours été celle du microcosme. Je rangeai le manuel de détermination et regardai ce nouveau spectacle d’un écosystème transformé en sirotant mon café. J’avais assez réfléchi, la comédie avait assez duré. Mon café achevé, j’ouvris la porte vitrée qui donnait sur le jardin, et d’un grand geste des bras chassai les importuns.
© Isabelle Lebastard