Finalement, elle n’était pas si mal que ça.
Sandra tournait devant le grand miroir de la chambre. Elle contemplait ses jambes fines, redécouvrait son décolleté engageant et s’extasiait sur son cul ferme. Qu’est-ce qu’il avait l’autre con à ne pas s’en apercevoir ? À ne pas s’en contenter ? À aller voir ailleurs ? Il se trouvait séduisant avec sa calvitie avancée, sa bedaine que ses vestes chics n’arrivaient plus à cacher, son double menton ? Il se pensait sexy, dans ce corps vieillissant dont la faiblesse d’âme transpirait des kilomètres à la ronde ? Un sanglot de rage secoua Sandra qui s’arracha à cette imagerie négative. Il ne fallait pas ruminer ces humiliations conjugales, aussi nocives qu’inutiles, mais plutôt se lancer dans l’action. Après avoir pris une grande décision.
Aujourd’hui était enfin le jour J. Sandra défit de leurs emballages en papier de soie, cachés sous le lit conjugal, les achats de la semaine dernière à Cherbourg. Bas et jarretelles, lingerie Aubade et Passionata, réglés en liquide, discrétion oblige. Elle déroula cette dentelle fragile, prenant garde à ne pas déchirer les bas de ses ongles longs, ajusta la jupe courte et le bustier plongeant, puis chaussa les escarpins, testés cette semaine, eux, histoire de ne pas marcher d’un air emprunté.
Oui, c’est ça. Mieux. Bien mieux que le reflet précédent, dans ses habits de tous les jours. L’image renvoyée par la psyché était un équilibre de séduction raffinée et de féminité assumée. Sandra jubilait. Combien se donnait-elle dans le grand miroir ? Au moins deux points de plus, sur une échelle de vingt. En toute objectivité, entre seize et dix-sept. Les petites jeunettes aux fringues informes et vulgaires, ou moulantes et vulgaires, pouvaient aller se rhabiller. Sans compter qu’elles n’avaient ni son expérience, ni son répondant. Elle était à croquer, voilà, exactement. À croquer par un gourmet qui aurait bon goût. Sandra remonta d’un geste maîtrisé ses longs cheveux blonds qu’elle noua en deux temps trois mouvements, et se mira de nouveau dans le miroir. Oui, le chignon ajoutait à son élégance. On disait qu’elle ressemblait à Catherine Deneuve dans Les parapluies de Cherbourg, et c’était vrai : fine, froide et classe, les deux derniers attributs allant souvent de pair.
L’autre con n’était pas là ce soir. Réunion de service à la Hague. Tu parles. Il ne se donnait même plus la peine d’inventer des excuses crédibles. Sandra le savait bien, qu’il était en train de se taper la secrétaire, une jeunette aux formes molles et sans aucune classe, justement. Son mari avait toujours eu un goût de chiottes pour les femmes. Enfin, sauf pour elle, cela s’entend. Elle méprisait ce sept à neuf minable et ces petits coups tirés en douce. Mais ce soir, elle lui rendrait la monnaie de sa pièce. Elle aussi savait plaire. Elle lui montrerait. Elle pouvait avoir une aventure, savourer une revanche sexy, vivre une soirée torride. Et, contrairement à son beauf de mari, pas avec la première mocheté venue, prête à coucher du moment qu’on s’y intéresse plus de cinq minutes.
Il lui avait suffi de se mettre en chasse sur quelques sites et de laisser parler son talent naturel de femme. Son sex-appeal aiguisé, son savoir érotique et sa sensualité débordante attiraient les hommes comme la lumière les papillons de nuit, et ces animaux-là venaient s’écraser par essaims sur l’écran d’Internet. Elle pouvait même se payer le luxe de trier ses prises. Sandra avait procédé à une sélection féroce. Sa revanche se devait d’être classe, parfaite et de bon goût, comme elle.
L’homme découvert sur Meetic la semaine dernière s’avérait affolant. Un quadragénaire séduisant, aux yeux verts pétillants, à la splendide chevelure poivre et sel, à l’esprit vif, ouvertement libre et entreprenant. Quelques échanges par mails pleins d’humour et d’intelligence, une attirance réciproque éclair. Bien sûr, elle avait envoyé une photo d’elle assez flatteuse, pas le photomaton de base on va dire, mais elle était sûre que Marc, c’est ainsi qu’il se prénommait, du moins sur Meetic, en avait fait autant, car il paraissait extrêmement bien conservé pour son âge. Elle était confiante : ce type de corps et de visage à la Paul Newman vieillissait bien et, dans la réalité, Marc devait être encore plus séduisant. De son côté, cacharélée, diorisée, lancômisée, elle resplendissait. Huilée, coiffée, boostée de phéromones et de désir, Sandra ne doutait pas un instant de l’aura sensuelle qu’elle dégageait. Jeu de jambes faussement naturel, démarche étudiée sur ses escarpins écarlates, elle se réjouissait de l’effet cinématographique, au demeurant très cherbourgeois, qu’elle produirait dans le pub Alter ego. Et c’est ce qui se passa.
Les regards, masculins aussi bien que féminins, se figèrent à son entrée. Radieuse dans le soleil couchant qui illuminait ses épaules parfumées et les baignait d’un halo doré, Sandra était une apparition de rêve, en contre-jour de la porte du bar. Les conversations de quelques couples s’arrêtèrent. Comme dans un film au ralenti, sur un nuage d’endorphines, Sandra savourait l’éternité de l’instant. Face à elle, le comptoir, et Marc, qu’elle reconnut tout de suite, encore plus beau que sur Meetic. Ses yeux verts brillaient, fixement, dans sa direction. Un homme plus jeune se tenait à ses côtés et buvait un verre avec lui. Un ami, sans doute.
Sandra descendit avec nonchalance les trois marches du café, et s’avança d’une démarche souple vers celui pour lequel son cœur battait déjà. Un grand sourire éclaira le visage des deux hommes. Sandra tendit la main pour se présenter, bien qu’elle sût que c’était inutile, Marc était là pour elle et l’avait instantanément reconnue. Un éclat de rire secoua les deux compères. La main de Marc, inerte, restait posée sur le comptoir.
Son ami s’exclama alors, très haut, et tout le monde dans l’Alter ego put l’entendre :
— Mais c’est une vioque !
©Isabelle Lebastard