Chroniques abidjanaises
La Cigogne
N° 31. Mai – Juin 1996
Nos lecteurs sont déjà eu l’occasion d’apprécier la qualité de ses poésies. Elle vient de nous faire parvenir deux textes en prose, contes ou nouvelles ? Ou bien reportages ? Peu importe. Des écrits denses, frappants, où rien n’est inutile, qui ont le mérite de nous forcer à comprendre ce que devient l’Afrique ou plutôt, ce que l’homme blanc en a fait ! Récits pleins d’une lucidité effroyable.
Tout d’abord cette histoire en forme de coup de poing :
Bernard Godefroid
LA PIECE ET L’ENFANT
Grand Bassam. Nous sortons de l’unique coopérative artisanale, qui vend toutes sortes de souvenirs presque authentiques, bois et tissus, aux touristes, coopérants et africains d’adoption. Je donne – presque par habitude – une pièce au « petit ga’dien » de notre voiture. C’est le plus jeune des quatre enfants qui accourent au moment où nous venons la récupérer, en tendant la main et en criant. Je l’ai choisi lui, par instinct ou par pitié, car il est visiblement le plus faible, le laissé pour compte, celui que ses aînés repoussent en appuyant d’une main sur sa tête pour le faire disparaître de notre regard envoituré, et en tendant l’autre main à travers la portière. A peine avons-nous démarré, ils se jettent sur lui, tordent ses bras et ses mains pour essayer de lui faire lâcher la pièce qu’il agrippe de toutes ses forces. C’est une lutte dont il est le centre, et il disparaît sous les corps des enfants venus rejoindre la mêlée. Nous faisons demi-tour un peu plus loin, repassons, je le regarde. Il est seul maintenant, debout dans l’herbe, habits déchirés, les yeux grand ouverts, regardant fixement devant lui, il hurle. Il hurle de terreur, de douleur, il hurle sa solitude, son injustice, il hurle l’apprentissage et la compréhension du monde, il hurle le prix de la vie, le sens de la lutte pour l’existence, l’impossible consolation, il hurle la guerre de ses jours à venir, celle de ses grands frères qui l’écraseront encore et encore.
Il ne nous voit pas, nous, témoins et créateurs de la pauvreté, de cette misère comportementale, de ces frères vautours qui s’entredéchirent pour une pièce, de ces futurs loups qui se mangent déjà entre eux. Faut-il que leur désespoir soit arrivé loin, que nous les ayons pervertis, qu’ils n’aient plus de sens des valeurs autre que celle inscrite sur cette pièce, faut-il que nous les ayons dénaturés sans rien en remplacement, ni justice ni pitié, pour que ces enfants ne jouent plus. Ils ne jouent plus, ne pardonnent plus et ne laissent pas leur chance à l’autre.
La seule chose à faire, c’était de continuer notre chemin, mi-coupables, mi-impuissants. Ce que nous avons fait, laissant derrière nous les hurlements s’atténuer avec la distance.
L’INTERVIEW
Je la reconnais tout de suite cette femme, avec son extravagant chapeau plein de couleurs, elle était avec moi à la poste tout à l’heure: je faisais la queue au guichet de Joséphine la postière afin de retirer une fichue lettre recommandée, et elle, s’impatientait, souriait, gesticulait, faisait du charme, bref, se faisait voir, au guichet voisin. Ivoirienne élégante, presque trop comme souvent les africaines élégantes, la voici maintenant assise elle aussi à ce sympathique café-terrasse du Plateau, dans le fameux quartier des « affaires » d’Abidjan. Ce café est un des rares lieux-oasis de la ville, où, entourée de voitures sur lesquelles s’appuient leurs petits ga’diens, d’infirmes mendiants, de passants, de cireurs de chaussures, je peux venir m’asseoir, dans un calme relatif, boire un café trop fort et écrire. Cette femme est journaliste et se charge de bien le faire savoir à la ronde. Elle entreprend d’interviewer les enfants pauvres et semi abandonnés qui vivent dans ce quartier. Elle commence par inviter à sa table un des petits bossus poliomyélitiques qui campent ici.
« Alors tu vois je suis journaliste et je vais t’interviewer pour faire un article dans mon journal, ce sera un article sur la vie des gens d’ici, au Plateau. Tu sais ce que ça veut dire in-ter-vie-wer, ça veut dire que je vais te poser des questions et que tu vas répondre, tu ne réfléchis pas, tu me dis tout de suite ce qui te viens comme ça, là, voilà, tu as bien compris, bon, je mets mon magnétophone en marche, alors, dis-moi, comment est ta vie au Plateau, raconte-moi une de tes journées. Mais il marche pas ce magnéto, garçon, garçon, tu as des piles ? Tu vas m’acheter des piles à côté, là, tu fais vite, j’attends. Bon, on va commencer quand même, alors, dis-moi,quels sont tes projets d’avenir ? »
Le gamin est petit, maigre, ratatiné par sa polio, écrasé d’intimidation. Seule sa bosse dépasse du siège, on dirait qu’il est devenu tout entier sa bosse, coquille protectrice. Ses yeux ne quittent pas les mouvements des mains de la femme, et ces innombrables bracelets et bagues qui y tintent et y brillent et l’hypnotisent. Il est assailli de paroles et de questions qu’il ne comprend même pas: connaît-il seulement le français, les mots employés ? Il est rendu muet par cette femme hautaine et flamboyante qui ne le regarde pas en lui parlant mais fait des tas d’autres choses, comme regarder ses chaussures, se limer longuement les ongles, lire les gros titres des journaux présentés par les vendeurs de passage, tripoter son magnétophone.
« Bon alors, c’est tout ce que tu as à me dire ? Tu ne veux pas me parler de tes projets de vie, de tes souhaits d’avenir, quels sont les aménagements que tu proposerais de faire pour rendre la vie des habitants de ce quartier plus agréable ? Tu as bien une idée là-dessus, non ? Tu n’as pas d’idée ? Bon écoute, je ne vais pas perdre mon temps davantage avec toi si tu es muet, je vais interviewer un autre enfant, tiens, voilà un cireur de chaussures, lui saura bien me parler. Petit, petit, oui, toi, là, viens là un instant, assieds-toi, c’est pour une interview, alors écoute, tu vas me dire comment tu trouves la vie ici au Plateau, qu’est-ce que tu trouves qui ne va pas et qu’il faudrait changer pour améliorer vos conditions de vie…. »
Le malheureux gamin bossu n’aura pas desserré les mâchoires, ne sera pas revenu en fait de son ébahissement: on l’interroge, on lui donne le droit à la parole – à défaut du temps de parole – ça ne lui était jamais venu à l’idée que quelqu’un puisse s’intéresser à ce qu’il vit et ressent, même à titre anecdotique et un peu zoologique. Quant à ce qu’il pense, a-t-il seulement le temps et l’énergie de penser ? Tout son temps et son énergie sont dilapidés à quémander, tendre la main, arriver à se remplir l’estomac, se défendre contre les autres gamins du quartier plus vaillants, apitoyer le touriste, faire copain-copain avec le serveur du bar qui l’autorise de temps en temps à venir mendier auprès des consommateurs. A-t-il seulement eu une fois l’occasion de se demander comment il aurait aimé que soit sa vie ? Une vraie vie, avec un vrai corps, de vraies choses à manger, des parents, un toit pour dormir autrement que sur le bitume, l’école peut-être, et le respect des autres, autre chose que les seuls regards de pitié et de dégoût. Et à propos de ses projets de vie, qui peut donc s’imaginer qu’il vit autrement que dans le présent le plus immédiat, à l’échelle de la journée ? Comme un animal qui n’a guère de passé et absolument aucun futur construit autre que l’action immédiate. Comment pourrait-il penser à ce que sera sa vie d’adulte, son métier d’adulte, sa future qualité de vie ? Alors qu’il n’a pas d’avenir et qu’il s’en doute parfois: demain, il sera malade, qui le soignera, dans quelques mois peut-être mort ou plus squelettique, plus décharné, encore plus fragile. Il ne sera jamais adulte, n’aura ni femme ni enfants, ni métier, il ne verra jamais autre chose du monde qu’Abidjan, que ce quartier d’Abidjan, que cette rue dont il n’est peut-être jamais sorti. Voilà ce à quoi se restreint son univers physique, et l’univers mental qui le suit et y colle. Un jour peut-être, il verra autre chose: un bout de route, de lagune, un couloir d’hôpital, avant d’y mourir avec un peu de chance plus tranquillement qu’à même la rue où il est né et qui l’a vu grandir. Et quant aux autres ! Améliorer la qualité de la vie au Plateau pour les autres a dit la femme. Quels Autres ? Les riches blancs ou noirs qui passent, seigneurs hautains, à jamais inaccessibles et incompréhensibles, Dieux sévères et terrifiants d’un autre univers. Ses frères de misère, avec lesquels ou contre lesquels il mène une lutte acharnée pour survivre, au moins jusqu’au lendemain, lutte chaque fois renouvelée. Les autres ! Que sait-il des autres ! Non, cela n’a pas de sens, il faudrait lui laisser le temps, quelques jours peut-être après s’être remis de cette agression, pour donner une ou deux timides phrases dont nous ignorons le contenu.
La belle journaliste ne tirera pas non plus un mot du deuxième gamin, le petit cireur de chaussures. Il préférerait lui cirer ses chaussures mais il n’ose pas lui demander. Elle s’énerve, et se lime les ongles avec encore plus d’énergie. Elle renvoie le gamin, maudit intérieurement tous ces gosses sales et qui sentent mauvais, cette vermine qui ne va pas lui écrire son article, lit avec une moue de dédain la presse à scandale écrite par ses mauvais confrères des journaux concurrents. Pendant tout ce temps, elle ne se sera pas rendue compte que je croquais avec joie et très scrupuleusement cette scène digne à mes yeux du plus grand intérêt ethnologique. D’ailleurs, je suis à peu près sûre qu’elle n’aura même pas aperçu la petite blanche presque invisible au carnet à spirale assise en face d’elle. Interview dans l’interview.
© Isabelle LEBASTARD
Chroniques abidjanaises