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1996 11. La vendeuse d’ananas & Joséphine la postière

Chroniques abidjanaises

La Cigogne
N° 33. Novembre – Décembre 1996

Nous vous avons déjà présenté Isabelle Lebastard et ses très belles poésies. Mais nous aimons surtout ses courtes nouvelles, souvent dérangeantes, aux images fulgurantes. Voici, comme promis dans le dernier numéro, deux chroniques abidjanaises qui ne vous décevront pas.
Bernard Godefroid

LA VENDEUSE D’ANANAS

Elle est jolie la vendeuse d’ananas, elle a quatorze ans, douze ans peut-être à Grand Bassam. Son visage aux traits fins et fiers, son beau corps mince si ferme dans son pagne bleu derrière la corde bleue, séparation définitive des deux mondes. Son plateau chargé d’ananas en équilibre parfait sur sa tête, son corps ondule à peine à la marche et laisse deviner les courbes sensibles. Elle est jolie la vendeuse d’ananas, bien plus belle que l’autre la blanche qui picore son poulet, derrière la corde bleue, derrière ses lunettes noires, plus riche plus sûre plus pressée. La petite vendeuse s’est assise sur le sable. Il fait chaud le soleil cogne. Elle fixe la jeune blanche qui mange son poulet n’achète pas d’ananas se fiche de l’ananas de la vendeuse belle si belle sous son pagne bleu que les hommes le soir prennent pour le prix d’un ananas, qu’un blanc prend pour le prix de son prestige. Sa fierté sa beauté traînent là sur la plage au milieu des pelures jaunes. Les ananas chauffent elle a faim, si faim, les blancs ne lui ont rien acheté elle n’a plus d’argent. Elle descend son plateau de sa tête et très lentement, avec un long couteau pointu, elle pèle un ananas à la peau de serpent, puis un autre, avale sur la lame le fruit chaud qui coule les yeux toujours sur la blanche qui est ailleurs ne la voit même pas et tellement moins belle. Le plateau vide, les yeux sur la blanche, derrière la corde bleue de Grand Bassam.

L’ATEMPORALITE, OU HISTOIRE DE « JOSEPHINE » LA POSTIERE.

Il fait chaud, bien sûr. Le hall de la poste est démesuré, comme tout le reste; sale et sordide, comme beaucoup d’autres choses. Accoudée au guichet gris et poisseux, la petite blanche transpire. Elle attend, depuis des temps indénombrables. Elle attend le bon vouloir de l’employé de l’autre côté de l’hygiaphone. Qui étouffe tout ce qu’elle pourrait dire, si elle avait eu encore l’énergie de protester. Elle attend que le reçu enfin obtenu soit donné à l’autre employée, derrière, qu’elle appellera Joséphine, dans son désespoir momentané. Il y a un mur, et dans ce mur un petit trou carré. De l’autre côté, une salle pleine d’employés des postes, immobiles, devant des tas de liasses de vieux papiers, sans doute jaunis par les attentes vaines. Et puis il y a Joséphine. Elle la voit bien car elle est en face du trou dans le mur. Elle est grasse, le visage luisant, le regard bovin, les yeux exorbités perdus dans le vague ne la voient pas la fixer, elle est immobile, absolument immobile, elle ne fait rien, elle n’attend rien. Parfois, elle dit un mot à une voisine invisible. Derrière elle, la lumière de la rue sur laquelle donne le fond de ce bureau. Les grosses mouches volent. La petite blanche transpire de plus en plus, les gouttes de sueur s’écoulent dans son décolleté et remplacent les aiguilles des pendules absentes de ce lieu. Le reçu est toujours posé sur le rebord du trou carré, frontière des deux salles. L’employé du guichet a pris soin de poser dessus un galet rond, pour qu’il ne s’envole pas. Un galet rond!

Elle ne sait pas pourquoi mais ce galet rond la fait rire, beaucoup, et elle le regarde longtemps. L’ère de la pierre polie. L’employé du guichet a pris le journal et le lit. Joséphine est toujours immobile, statue de graisse figée, elle regarde parfois ses ongles sales. La petite blanche n’en peut plus, un noir vient à son secours, pressé et proteste. L’employé se lève deux ou trois fois et va frapper avec le galet le rebord en plâtre de la fenêtre. Les yeux ne peuvent plus quitter le galet, et les reçus, maintenant nombreux, s’accumulent en dessous. Elle pense aux temps géologiques et aux processus de stratification. Va-t-elle se fossiliser, elle aussi, sur place, dans une flaque de sueur saumâtre ? Un temps indéfinissable après, Joséphine se lève, ses larges hanches se balancent mollement, elle vient prendre les reçus. Un autre temps après, Joséphine revient, avec les lettres recommandées correspondantes aux reçus. L’employé finit son article, se lève, amène les reçus, oublie le passeport, le cherche, revient, le donne, cherche le stylo accroché à son bout de ficelle noircie et fait signer là, empreinte de son ongle sur la ligne exactement. La lettre est dans la poche. La petite blanche sort s’en fumer une dans la lumière éblouissante et souhaite que ses amis de France ne lui envoient plus jamais de lettres recommandées.

© Isabelle LEBASTARD
Chroniques abidjanaises