Chroniques abidjanaises
MÉTISSA
La Cigogne. N° 43. Novembre – décembre 1998
Encore une de ses chroniques abidjanaises. Une femme blanche se promène avec un ami africain. Ils remarquent une africaine d’une pâleur étonnante. L’explication suit… Dans sa nouvelle précédente Isabelle attirait notre attention sur les excès que pouvaient entraîner certaines traditions. Dans celle-ci, épreuve inverse, elle montre que l’absence de repères traditionnels (parce que dévalorisés) peut amener à la négation de la nature, la négation de soi-même et ce, jusqu’à la destruction.
Bernard Godefroid
Cathy s’arrête pour faire le plein à sa station favorite. Le pompiste s’avance avec le sourire.
– Bonjour madame. Puis: Bonjour monsieur, à l’attention de Paul.
– Bonjour ! Mettez-moi dix mille de super s’il vous plaît.
– Dix mille de super, c’est parti.
Une jeune employée vient, elle aussi avec le sourire, laver le pare-brise.
– Je ne la connais pas celle là, elle est nouvelle ?
– Oui Madame, la jeune fille là, c’est Stéphanie. Elle fait un stage chez nous.
– Elle a l’air charmante.
– Hi hi fait la jeune fille qui a tout entendu.
Cathy la regarde avec plus d’attention. Son teint est curieusement pâle. Du noir clair, tirant un peu sur le café au lait, se dit-elle intriguée.
L’employé lit dans ses pensées. Hilare:
– La nouvelle, là, elle est pas d’ici. Et il la regarde avec un petit air gourmand.
– Ah bon, fait Cathy, et en direction de Stéphanie: Vous êtes métis Mademoiselle ?
A ces mots, Stéphanie pique un fard comme une collégienne et se tortille autour de son balai à glace. Le pompiste éclate d’un rire franc. Paul dans la voiture, reste silencieux mais réprime un sourire.
– Ha ha ha, oui madame, répond le pompiste jovial, Stéphanie est métis, ses parents viennent de loin, de très loin même…
– Arrête, arrête, mais tais-toi donc ! Stéphanie lui tape dessus avec son balai de caoutchouc. Ses joues sont rouges de confusion, mais elle est visiblement heureuse.
– Bon, voilà dix mille fait Cathy qui ne veut pas troubler ces préliminaires amoureux.
– Merci madame, à bientôt, au revoir.
– Au revoir, au revoir Stéphanie.
– Hi hi, au revoir madame.
Cathy démarre. Arrivée au prochain feu:
– Paul, tu viens boire un verre à la maison?
– Avec plaisir.
Le verre de soda à la main, Paul prend la parole.
– Tu lui as fait sacrément plaisir à la petite Stéphanie, tu t’en es rendue compte au moins ?
– Allons bon qu’est-ce j’ai fait encore, j’ai dit une bêtise ? Cathy est habituée à gaffer souvent dans ce pays où les normes culturelles sont si différentes des siennes.
– Elle n’a rien d’une métis, la petite Stéphanie. C’est une Métissa.
– Une quoi ?
– Une Métissa. Une adepte des crèmes éclaircissantes, si tu préfères.
– Tu veux dire que son teint café au lait n’est pas naturel ?
– Ah ça non, il n’est pas naturel ! Il n’y a rien de plus artificiel même. Elle doit se badigeonner avec ces crèmes depuis l’adolescence.
– Mais pourquoi ?
– Cathy enfin, ne sois pas si naïve !
– Oui, je sais bien que les noirs sont complexés d’être noirs. Je sais que nous les blancs, on leur a amené nos fichus canons de beauté et que les femmes noires sont désespérées de ne pas être comme nous.
– Toute leur vie de femme n’est qu’une lutte contre deux choses: leur peau noire et leurs cheveux crépus. Une lutte qui n’en finit pas, bien sûr, il est idiot de lutter contre sa nature.
– C’est vrai que les cheveux crépus, c’est, euh… c’est pas pratique à coiffer.
– Tu veux dire: on dirait des poils de cul sur la tête. Tu peux le dire, Cathy, c’est vrai, on le sait bien. Pourquoi crois-tu que tous les hommes font coco taillé* ?
– Oui, je n’avais jamais songé à cela. Je croyais que c’était à cause de la chaleur.
– Ca joue aussi. Mais il n’y a que les fous* qui se promènent les cheveux longs.
– Et les femmes se défrisent les cheveux.
– En permanence. C’est désespérant. Ou elles coupent pratiquement tout, et se font implanter de faux cheveux, lisses, eux. Ca dure six mois à un an.
– Oui, et celles qui ont moins d’argent se mettent d’immondes perruques de nylon sur la tête, mal collées, avec de drôles de couleurs en plus. On voit les cheveux crépus dépasser par dessous.
– Tu ne verras jamais une africaine dans la rue avec des cheveux longs au naturel. Elle aurait une boule frisée sur la tête. Et trop honte.
– Elle doivent dépenser une fortune dans ces produits ?
– Oui, les défrisants et les crèmes éclaircissantes sont la plus grosse part du rayon cosmétique. Une mine d’or pour les marchands.
– Et inépuisable en plus ! La peau d’une noire sera toujours noire, ses cheveux repousseront toujours frisés.
– Tu as remarqué que seules les femmes sont éclaircies, les hommes gardent la peau noire.
– Oui, ce n’est sans doute pas viril de s’éclaircir !
– Et ça fait de drôles de couples, en particulier lorsqu’ils sont de la même ethnie: la femme au teint plus clair que son mari. Moi-même, j’en ris parfois, tellement c’est pitoyable.
– Un complexe sans fin.
– Les noirs sont complexés, c’est vrai. Mais ce n’est pas une question de beauté. Non. C’est une question de valeur de l’individu. Un blanc, ça vaut mieux qu’un noir. C’est ancré dans l’esprit, ou au moins dans l’inconscient de beaucoup d’européens ici encore, mais c’est surtout ancré, et quasiment indéracinable, dans l’esprit des noirs. Tu ne pourras pas leur enlever de la tête: un blanc ça vaut mieux qu’un noir.
– Je me rappelle maintenant avoir entendu les bonnes des voisins se moquer de Cynthia la Ghanéenne: Elle est trop noire, disaient-elles ! Les autres femmes la rejettent parce qu’elle est trop noire, tu te rends compte ! Les noirs sont racistes entre eux, c’est fou. Nous, les blancs, on ne voit pas de différences: noir c’est noir. Pour vous, il y a tous les dégradés.
– Il y a certainement plus de dégradés encore que ce que tu peux imaginer. D’autre part, il n’y a pas plus racistes que deux africains de deux ethnies traditionnellement ennemies.
– Et les métis ?
– Les métis sont très appréciés. Après tout, ils ont du sang blanc dans les veines.
– Donc avec la même logique, un métis, ça a plus de valeur qu’un noir?
– Exactement. Autrefois, dans les villages, l’homme blanc qui demandait l’hospitalité se faisait offrir la couche, le repas, et on lui envoyait pour la nuit une jeune fille.
– Et il devait « l’honorer », c’est ce qu’on dit ?
– Il devait lui faire un enfant. C’était son cadeau: laisser un peu de sang blanc au village. Pas question de refuser: cela aurait été méprisant, et très dangereux pour lui.
– Même pour un missionnaire ? Cathy pouffe de rire. J’imagine la scène: le missionnaire fermant les yeux et faisant sa prière avant de dépuceler la petite négrillonne de douze ans.
– Peut-être la convertissait-il en même temps ? Après tout, cela faisait une âme de sauvée, c’est toujours ça de pris…
– Hi hi hi, et tu crois qu’il revenait plus tard au village baptiser son petit métis ? Encore une âme de sauvée…
– Et faire un autre « cadeau » au chef du village… On en rit, mais les villages qui avaient leurs demis blancs s’enorgueillissaient auprès de leurs voisins tout noirs. Tu sais maintenant comment faire plaisir à une ivoirienne. Tu la complimentes sur son teint puis tu lui demandes d’un air innocent si elle est métis. Exactement ce que tu as fait tout à l’heure à la station service avec la petite Stéphanie.
– Oui, je comprends maintenant. Mais dis-moi Paul, c’est comme ça que tu t’y prenais autrefois pour draguer les filles à la sortie de l’école?
– Hmm, je faisais les sorties d’université, ma chère, pas les sorties d’école. La jeune fille rougissait, pouffait de plaisir, et l’affaire était dans le sac !
– Donc c’est pour séduire que les femmes essaient de s’éclaircir la peau ?
– Elles n’essaient pas, elles y arrivent. Mais à quel prix !
– Il faut continuer tout le temps ?
– Ce n’est pas ce que je veux dire: Les produits qu’elles utilisent sont des anti-inflammatoires, à base de corticoïdes. Des médicaments destinés à un autre usage, bien sûr, dont l’effet éclaircissant n’est qu’un des effets secondaires, comme on dit. En l’occurrence, celui qui les intéresse, au détriment de tout le reste.
– Qui est ?
– Beaucoup de choses. Ces produits amincissent la peau. Elle se ride et vieillit plus vite. Elle dépigmente par zones, selon la façon dont les femmes l’appliquent. Et comme elles s’en tartinent des quantités sur le visage, ça produit un effet léopard, bien tacheté. Certaines se font même des injections, sous la peau, de ci de là, au petit bonheur. Et puis, à la longue, ces produits sont cancérigènes. Tu as remarqué les taches noires sur les visages éclaircis ?
– Oui, presque toutes les femmes en ont.
– Ce sont des cancers de la peau. C’est très fréquent ici.
– Quelle horreur ! On ne peut pas les avertir des risques qu’elles courent avec ces produits ?
– Non, cela ne servirait à rien, tu ne pourras jamais les empêcher de se badigeonner avec. Encore une fois, une femme claire, ça a plus de valeur qu’une femme noire.
– Mais les mentalités évoluent, pourquoi continuent-elles à s’éclaircir ?
– Pour plaire à leur mari. Un mari est fier de sa femme claire. La femme claire n’a pas à craindre une rivale noire. Sa rivale devra être au moins aussi claire qu’elle.
– C’est l’escalade !
– Tu l’as dit ! Tiens, je vais te raconter une anecdote. Je connaissais une femme au village, un jour elle a eu un bébé. La grossesse l’avait abîmée. Le mari était en manque sexuel depuis la fin de la grossesse. Il commençait à courir, enfin, plus sérieusement que ses « coups » à gauche à droite. Bref, la nouvelle maman, et l’autre femme, la première, plus vieille, prirent peur, craignant que le mari s’en aille ramener une troisième femme.
– Je croyais que ça ne les dérangeaient pas. Qu’elles étaient habituées, si l’on peut dire, à ne pas avoir un homme pour elles seules.
– Oui, chez nous, l’infidélité masculine n’existe pas, la polygamie est culturelle. Au contraire même, un homme qui a plusieurs femmes, il a une bonne virilité, sa réputation augmente avec le nombre de ses femmes. Mais ce n’est pas ce qu’elles craignaient.
– Qu’est-ce qu’elles craignaient ?
– Si le mari ramène une troisième femme, il y aura moins d’argent pour les deux autres. Moins d’argent pour acheter le riz des enfants, moins d’argent pour acheter les nouveaux pagnes. Il n’en était pas question.
– Alors qu’ont-elles fait ?
– Ce qu’elles ont fait ? La première femme, et la soeur de la deuxième femme, qui vivait grâce à elle, l’ont badigeonnée dès la naissance du petit de crèmes éclaircissantes. Toutes les marques, tout ce qu’elles trouvaient. Il fallait faire vite, rendre la mère séduisante à nouveau pour arrêter les frasques du mari. Elles ont tartiné tout ce qu’elles pouvaient tartiner: le visage de la jeune mère, bien sûr, mais aussi ses seins, qu’on voyait souvent puisqu’elle allaitait son bébé. Il fallait qu’elle ait des seins clairs.
– Et le bébé ?
– Et le bébé tétait. Il tétait la poitrine de sa mère enduite de cortisone. Elles ont commencé à s’inquiéter quand il est devenu vraiment trop gros. Trop gonflé. C’était pas le lait qui le faisait grossir à ce point. Et les plaies sur ses lèvres. Elles ont compris trop tard: le bébé est mort dans d’affreuses souffrances. La mère a été répudiée bien sûr, pas capable de faire vivre son enfant. Le père s’est remarié, avec une petite très jeune, seize, dix-sept ans peut-être. Et ça continue, la première femme prend soin d’elle, s’en occupe comme on dit: elle l’éclaircit à qui mieux mieux.
– C’est horrible, trop dur d’être une femme noire. Je suis bien contente d’être née blanche !
– Tu sais, lorsqu’on regarde vos canons de beauté anorexiques dans les magasines, on se pose des questions nous aussi….
Cathy rit de bon coeur.
*coco taillé: Les hommes se font régulièrement raser le crâne, ou laissent à la tondeuse quelques millimètres de cheveux, avant la première courbure du poil.
*Fou: terme général pour désigner les grands malades ou drogués déambulants nus sous de longs cheveux de par les routes. Généralement inoffensifs.
© Isabelle LEBASTARD
Chroniques abidjanaises