2014 06 14
Atelier d’écriture, médiathèque de Lisieux
Animé par Annie Bons
LA VALISE
1) Texte court :
Quel objet on met dans sa valise avant chaque voyage, en sachant pertinemment qu’on ne s’en servira pas et en le ramenant à chaque fois.
Durée : 3 min
2) Texte plus long :
Déclencheur : la valise
Tirer un papier au sort, ce qui est une contrainte supplémentaire
Je tire : « Répétitions : vous reprenez une phrase ou quelques mots à plusieurs reprises dans votre texte ».
Durée : 25 min
Phrase que je choisis pour le motif de la répétition :
« Seul, le véritable voyage est intérieur ».
2) A chaque déménagement, je trimballais avec nous cette vieille valise de cuir brun, élimée et croûteuse, chargée d’autocollants indécollables représentant les exotiques destinations de son ancien propriétaire, cet inconnu portugais qui l’avait balancée sur le trottoir, avec les vulgaires encombrants. Celui-ci n’ignorait sûrement pas que seul le véritable voyage est intérieur.
Je truffais la malle lisboète fatiguée d’anciens numéros de « Ça m’intéresse », dans l’espoir vain, l’illusion auto-entretenue, qu’un jour peut-être, nous nous poserions quelque part suffisamment longtemps – sans ignorer pour autant que seul le véritable voyage est intérieur.
Ce jour-là, nos cartons de déménagement ouverts, leur contenu soigneusement rangé dans notre nouvelle demeure, je m’imaginais enfin sortir les fameuses revues, les montrer à mes enfants, pour leur faire la lecture du soir. Regarde, le vilain monstre du fond des mers, comme il fait peur. Oh, le superbe calmar géant, tu as vu la taille de ses ventouses. Et là, ces flammes de l’Etna, quel enfer. Quel bel oiseau, trop triste, en voie de disparition dans la jungle amazonienne. Apprendre et voyager par l’image et la science, grâce à des magazines intelligents, éclectiques, modernes, donnant le goût de la découverte et de la connaissance à mes enfants ? En théorie. Je savais que seul le véritable voyage est intérieur et faisais confiance à leurs rêveries.
Les années passèrent. Les destinations s’accumulèrent, se chevauchèrent, se succédèrent. Le soir en question n’arrivait jamais. Déjà, nous remettions tout en carton, nous partions pour une nouvelle contrée, et la valise portugaise suivait, remplie de ses magazines vieillissants. Néanmoins, nous n’étions pas dupes de notre agitation fébrile. Nous savions, lucides globe-trotters, que seul le véritable voyage est intérieur.
Cet automne-là, enfin, nous nous fixèrent, définitivement, je crois savoir, en Normandie, mais que sait-on de l’avenir. Quelques mois plus tard, la maison installée, j’ouvris la malle, en sortis les numéros à peine jaunis, au papier juste un peu sec. Les revues avaient, comme nous, beaucoup voyagé, et appris à leurs dépends que seul le véritable voyage est intérieur.
Mes deux aînés avaient quitté la maison depuis longtemps. Par ailleurs, je dois le reconnaître, ils avaient appris entre-temps à lire, et il y a belle lurette que je ne leur faisais plus la lecture dans le lit, le soir. Ils avaient, au Mexique, au Groenland, en Tanzanie, en Nouvelle-Zélande, en Laponie, saisi quels sortes de voyages on peut faire à travers les livres, et compris par eux-mêmes que seul le véritable voyage est intérieur.
J’entrepris alors d’en faire lecture à notre petite dernière. Je rentrais dans sa chambre avec un numéro de Ça m’intéresse daté de 1995, quelques années avant sa naissance. Je tendais, victorieuse, l’image pleine double page d’un superbe calmar géant des profondeurs. « Regarde, ma chérie…. » Celle-ci jeta un œil distrait sur l’image, haussa les épaules, cliqua rapidement une ou deux fois sur son iphone. La recherche fut quasi –instantanée. Un calamar au moins deux fois plus gros que mon champion de 1995 creva l’écran haute définition. D’immondes crochets garnissaient l’extrémité des ventouses de ce challenger 2014. « Tu retardes, maman », me dit ma fille sans acrimonie. Le fond de l’océan avait révélé ses secrets à une adolescente assise à son bureau, bien au chaud dans sa chambre. Et quant à moi, je compris, encore une fois, mais cela ne sera jamais suffisamment répété, que seul le véritable voyage est intérieur.