Dix-sept heures déjà et la piscine de Lisieux ne désemplissait pas. Les gamins braillaient, les parents s’époumonaient en vain, épuisés, les bébés hurlaient, épuisés eux aussi. Quand donc se décideraient-ils à partir, soupirait Marie. Autour d’elle, dans le bassin ludique, des ados sautaient sans relâche, éclaboussaient les adultes et s’aspergeaient en riant. Ils poussaient même le vice à se grimper dessus, pour tomber comme par un fait exprès à côté de Marie avec de gros ploufs. Le toboggan dévidait son flot gargouillant d’eau chlorée et de gosses excités. Les jets massant ajoutaient un rythme à ce fond sonore ininterrompu. Marie abandonna, et se dirigea en traînant des pieds vers le bassin sportif. Quelques longueurs de crawl ne lui feraient pas de mal. Elle se lança.
Il l’avait regardée, Marie l’aurait parié. Un bref coup de tête sur sa droite, pendant son virage. Un minuscule arrêt sur image, imperceptible à tous ceux qui les entouraient, mais que la jeune femme avait capté. Le nageur était reparti pour une longueur d’un crawl souple et rapide que Marie n’arrivait pas à suivre. Elle admirait les mouvements harmonieux du sportif qui se déplaçait en silence, comme un prédateur invisible. À l’exact opposé des éclaboussures ridicules de tous ces petits frimeurs qui s’agitaient autour d’eux. Oui, pensa-t-elle, on est loin, très loin, des éjaculations aquatiques précoces qui souillent la piscine de Lisieux.
Quelques longueurs de plus, nouveau croisement. L’homme, cette fois-ci, tourna un peu trop la tête. Il tarda pour reprendre sa bouffée d’oxygène. Un quart de seconde peut-être, mais un décalage significatif. Il essayait d’être discret mais, de toute évidence, la reluquait sous l’eau. Il l’évaluait, la soupesait, caressait à distance ses longues jambes et sa silhouette effilée. Il imaginait, Marie en était sûre, ses seins ronds, ses fesses fermes et son ventre plat sans leur maillot Décathlon. La jeune femme était si excitée ! Se faire déshabiller du regard, en plein milieu du bassin, au vu et au su de tous, était pour elle un truc vraiment jouissif.
Malgré sa myopie, l’absence de lentilles pour nager, et l’eau, qui avait, il faut bien le reconnaître, perdu un peu de sa transparence cristalline en cette fin de journée, la faute aux gamins cités plus haut, Marie avait concentré son attention sur ce voisin de ligne à la nage parfaite. La jeune femme avait zieuté de toute la force de ses globes oculaires la courbe des pectoraux, calculé l’ampleur des cuisses et louché sur la finesse des chevilles du nageur. Elle avait ciblé la fermeté du ventre, rare chez un homme la trentaine passée, et la faible pilosité du torse, réduite à une ombre autour des mamelons et à cette marque sombre descendant vers la couture du maillot.
Troisième croisement et angle d’inspiration carrément improbable. Le nageur ne se donnait même plus la peine de faire semblant. La situation touchait à son acmé. Marie, prise consentante, nageait en état de grâce et abdiquait sans fierté dans les filets vert pâle du sportif, assortis à sa tenue triangulaire.
Ses longueurs terminées, Marie s’assit au bord du bassin, jouant négligemment avec la surface de l’eau, pendant qu’à ses pieds le nageur continuait d’enchaîner les allers-retours, apparemment décidé à ne pas s’arrêter avant la fin du deuxième ou troisième kilomètre. Elle quitta le bassin, un peu déçue, puis hésita à l’entrée des vestiaires. Gauche ou droite ? Des deux côtés s’ouvraient des travées de douches mixtes. Deux alignements de pommeaux chromés, idéaux pour les lavages en famille, les discussions entre copines et la drague rapprochée, la mettaient au défi de choisir. Comme à pile ou face. Aller, à droite. De toute façon, si le type voulait l’aborder, il la trouverait bien, sa rangée de douches.
Marie traîna sous le jet à trente-huit degrés. La piscine fermait ses portes dans quelques minutes. La plupart des familles était déjà passée par la case shampoing-douche. Presque tout le monde s’affairait désormais dans les vestiaires. Le nageur devrait sortir de l’eau à son tour. Elle se demanda encore une fois si son choix de droite était le bon et bascula vers l’avant sa tête couverte de shampoing, le visage dégoulinant de mèches claires. C’est à cet instant qu’elle l’aperçut, à travers la mousse répandue sur ses yeux. L’homme entrait dans la salle de douches, celle de droite, bien sûr. Il se dirigea sans hésiter vers Marie et s’installa sous le pommeau voisin, alors que tout le compartiment était ostensiblement libre. C’en était trop pour notre jeune femme qui, malgré ce libertinage aquatique, était une créature sensible, cent pour cent fleur bleue. L’émotion la submergeait et l’inconnu était à peine à ses côtés qu’elle détournait déjà les yeux et le reste du corps, dans une volte-face pudique. Elle sentait son cœur battre n’importe comment pendant qu’elle se rinçait les cheveux avec un zèle excessif. Dans son dos, à quelques centimètres à peine, une présence physique, puissante et chargée, émanait du nageur et se déposait telle une chape hormonale sur ses épaules. Marie pouvait, malgré le voile aquatique recouvrant le sportif, percevoir la chaleur de sa peau, respirer son odeur et sentir son désir d’établir un contact visuel. Le nageur n’était pas pressé. Il attendait. Et Marie devrait bien, à un moment ou à un autre, affronter son regard. Elle suffoquait.
Enfin, cheveux rincés, rejetés en arrière, buste redressé, elle prit une grande inspiration et osa se tourner vers le magnifique crawler. 1m 50 au garrot. Un nabot musclé. Aussi large que haut.
Effet loupe de l’eau. Effet loupé de la séduction. Marie détourna la tête, acheva de se rincer et partit d’un air digne se cacher dans les vestiaires individuels.
© Isabelle Lebastard