Marasmius oreades
Ou faux mousseron.
Derrière sa barbe grise, le mycologue était formel. Il exhibait devant les yeux d’une trentaine de personnes, en plein milieu du champ, la tige raide et fibreuse, qu’on pouvait tordre sur elle-même plusieurs fois sans qu’elle se rompe, et le chapeau, mamelonné au centre, d’un minuscule champignon marron. L’assistance buvait les paroles du vieil homme et semblait le respecter comme s’il était un Dieu du savoir. Pouah. Le voilà maintenant qui tripotait les lamelles ventrues du malheureux végétal et pérorait au sujet des ronds de sorcière que son mycélium traçait dans l’herbe-des-prés-du-monde-entier, paraît-il. Christelle ne put réprimer une moue de dégoût. Le type n’était qu’un prof de fac à la retraite qui occupait ses dimanches comme il le pouvait. Il brillait facilement avec des connaissances ringardes devant ce groupe de bobos normands. Que savait-il du fondant délicat du mousseron dans la poêle, de l’arôme subtil d’amande amère qui s’élevait, telle une vapeur dorée, du plat fumant, du croquant du chapeau mêlé au brin de persil rajouté en fin de cuisson ? Il la faisait bien rire avec sa botanique de placard, sa science à la noix, son vocabulaire de livre moisi. Tiens, la moisissure, un autre champignon, justement.
Langermannia gigantea
Ou vesse de loup géante.
Le mycologue, tout à son discours, en oubliait de retenir son ventre, aussi dilaté que le champignon dont il causait. Le groupe s’extasiait devant les énormes ballons de cuir blanc couturé qui entouraient le pied d’un pommier. Un participant, croyant faire de l’humour, parla de fesses bien charpentées mais tomba à plat. Les écolos ne sont pas des rigolos. Un enfant shoota dans le plus ancien de ces jeux naturels et éternua sous une pluie de poudre brune. L’absence de pied, quasiment confondu avec la tête subglobuleuse, la gleba blanche devenant pulvérulente à maturité, une sporulation intense dont vous venez de voir un bel exemple… et blablabla. L’ancien universitaire était reparti pour un tour. Christelle se remémorait pendant ce temps, le regard errant au dessus des pommiers gaulés, étape précédant le ramassage des petites pommes à cidre, une autre étape, culinaire celle-ci, dans la préparation de la vesse de loup. Blanchir une minute les morceaux de champignon pour en faire disparaître l’amertume, avant de les saisir dans la graisse de canard. Au final, un goût plutôt neutre, mais les petits cubes blancs faisaient toujours, façon fromage de soja frit, du volume en plus dans une bonne fricassée champêtre.
Agaricus campester
Ou rosé des prés.
Tout le monde connaissait le cousin de notre champignon de Paris. La version sauvage de l’habitant des catacombes. Le mycologue postillonnait dans sa barbe devant cette banale découverte. Lamelles rose pâle, devenant rose carné, puis brun puis brun noirâtre. Aspect typique de roue dentée sous le chapeau. Variété jaunissante. Jaunissante ? Christelle avait beau gratter de l’ongle le pied de son rosé, il restait bel et bien d’un superbe blanc. Elle imaginait déjà son parfum subtil, contaminant par sa grâce magique les variétés moins nobles cuites à ses côtés, et les pommes de terre rissolées qui les accompagneraient. Quand quitteraient-ils enfin ce champ sans intérêt ? Elle n’avait tout de même pas sacrifié un dimanche auprès de mari et enfants, pour se faire réciter la litanie des mousserons, vesses et rosés, l’ordinaire bataillon des champs, alors qu’au milieu des châtaigniers voisins, sous les frondes des fougères aigles, drapé par les feuilles mortes, le roi des forêts, le cèpe bien nommé, l’attendait peut-être.
Panaeolus sphinctrinus
Ou panéole à gaine.
Les gamins ramassaient vraiment n’importe quoi. Un blondinet de sept-huit ans exhibait, la paume tendue et l’œil excité, une masse visqueuse dont le chapeau noir surmontait une tige frêle et claire. Vraiment pas engageant. Le gosse avait montré au scientifique cet exemplaire déniché sur la bouse desséchée d’une vache, comme s’il s’agissait de la découverte du siècle. Le seul nom du champignon suffisait à comprendre d’où il était sorti. Pure perte de temps. Christelle trépignait. Une fois que les bambins accompagnant leurs parents à la sortie eurent cueilli les variétés les plus misérables et dépourvues d’intérêt, les exemplaires les plus inconsommables qu’on puisse imaginer, dans ce champ recouvert de pommes gaulées, le mycologue se décida enfin à amener son groupe sur le chemin longeant un petit bois privé.
Il racontait maintenant la vie sexuelle des spores, avec une pétulance évidente, pendant que Christelle, la tête ailleurs, se régalait du paysage en marchant. Les douces collines du verdoyant pays d’Auge, les voiles de brume mêlés à contre-jour, la façade tourmentée d’un minuscule manoir à colombage qu’ils croisèrent dans la montée, la détournèrent momentanément des spores en question. Chênes et châtaigniers s’approchaient, remplis de promesses cachées, voilà qui était plus intéressant. Mais hélas, chez les normands et plus encore dans le pays d’Auge, tout était clôturé et bien fermé. Tout s’affichait entrée interdite, chasse gardée, cueillette interdite. L’attirante forêt était elle aussi privée et son droit de visite refusé. Néanmoins, la perspective d’une rencontre en tête-à-tête avec quelques nobles spécimens, ainsi que l’urgence d’une commission brûlante, suffirent à Christelle pour oublier cette privatisation de la terre. Elle laissa le petit groupe la dépasser, ralentit l’allure et feignit de s’intéresser à la végétation bordant le chemin. Une fois le dernier explorateur du dimanche hors de vue, elle se faufila sous la clôture, s’engouffra à travers les fougères et s’accroupit entre les grandes herbes sèches. L’urine trop chaude fumait sur les feuilles craquantes. C’est alors, dans cette posture proche du sol, que Christelle le vit, quasiment à sa hauteur. Énorme. Somptueux. Les pores d’un jaune étourdissant. Une tête brune et veloutée, dont l’arrondi était une invitation à la caresse. Un pied large et haut, à peine creusé par des limaces gourmandes. Deux ou trois kilos à vue de nez. L’urine la piquait. Elle se releva si vite que quelques gouttes mouillèrent son pantalon. Elle tendit la main, éblouie, pour cueillir le majestueux Boletus edulis.
Ou cèpe de Bordeaux.
Le roi tout puissant de la forêt. Aucune concurrence possible. Les clampins du dimanche pouvaient aller se rhabiller avec leurs coprins moisis et leurs clitocybes nébuleux. Christelle imaginait les dés jaunes et bruns jetés dans la poêle, le frémissement de la graisse d’oie et l’ail dorant au contact des morceaux de cèpe. Les yeux fermés, elle salivait d’avance à l’évocation de l’inimitable fondant, de l’incroyable texture et de l’improbable fermeté des cubes sous la dent, sur la langue et contre le palais. Oh, comme elle se régalerait à préparer cette fricassée de cèpes à son homme ! Luc n’était pas un passionné de cuisine et de cueillette, mais il savait apprécier, jour après jour, les miracles culinaires de Christelle.
Lundi
Trichomonas vaginalis
Ou trichomonase.
Derrière sa blouse grise, la gynécologue était formelle.
– Quoi ?
Christelle fit répéter la femme.
– Oui, madame, une trichomonase. L’antibiogramme que vous avez réalisé la semaine dernière est parfaitement net. Trichomonas vaginalis est un parasite vaginal, comme son nom l’indique, qui ne s’attrape que par relation sexuelle non protégée.
– Quoi ?
Christelle semblait bloquée en position disque rayé.
– Vous avez eu récemment des relations hors mariage ?
– Non, bien sûr que non !
Pas très fine la gynéco. Christelle l’aurait bouffée, cette conne.
En sortant de chez le médecin, Christelle laissa filer ses rêveries. L’omelette de ce soir pourrait s’agrémenter, en ce qui concerne l’assiette de Luc, d’un exemplaire de lépiote brune. Celle qu’elle avait ramenée à la maison, par simple curiosité esthétique. Un nom charmant, n’ayant rien à voir avec sa cousine la lépiote élevée, ou grande coulemelle, qui parfumerait, elle, l’omelette familiale.
Lepiota helveola
Ou lépiote brune.
Mortelle. Christelle était formelle.
© Isabelle Lebastard