Prune rabattit vivement la mèche auburn sur son oreille droite. Un geste qu’elle avait conservé depuis l’école primaire et ses toutes premières boucles. Par ce tic nerveux, signe de concentration, la jeune femme se préparait à écouter le récit de Michel. Excité par le scoop, impatient de raconter l’histoire, son époux l’avait fait s’asseoir à la cuisine avant de prendre place en face d’elle.
— Devine qui j’ai croisé tout à l’heure à la poste ? Demanda-t-il tout de go à Prune.
— Je sais pas, Valérie peut-être ? Ou la mère de Constance ? Dis-moi, ça ne serait pas Bob par hasard, Bob qui a disparu depuis six mois ?
— Rien de tout ça, j’ai croisé un fantôme, Prune, une revenante !
— Une revenante ? Tu veux dire une morte ?
— Elle est pas morte, mais elle aurait peut-être dû ! Ha ha non, je suis méchant ! J’ai rencontré Jennifer, tu te rends compte ? LA Jennifer Saison en personne !
Oh oui, Prune se rendait compte. À cet instant, la matière sembla se disloquer autour d’elle. Les couloirs du passé s’ouvrirent dans la cloison placoplâtre de la cuisine. La carapace de jeune femme épanouie se fendit sous les remontées des souvenirs de collège. Prune voyagea dans le temps. Son minuscule quart de siècle rendit visite à la décade précédente. Un voyage complet, billet express aller-retour, mais sensations de première classe. L’espace de quelques secondes dans ce présent-ci, et de quelques années dans cette époque-là. Michel avait à peine entamé la suite de son récit que Prune avait déjà tout revisité, tout revécu, tout revu. Et à nouveau, tout compris.
Jennifer Saison. La star incontestée du collège de Bernay. Avec ses longs cheveux blonds et son air nonchalant. Quinze ans seulement mais le genre à moi on me la fait pas. Jennifer qui se la jouait beauté américaine, imbibée de saisons télévisuelles, et aimait qu’on l’appelât Season, entendez Cizonneuh, ça sonnait plus branché.
Et Thomas. Thomas le magnifique. Thomas le solaire. Thomas dont Prune était follement amoureuse, mais qui appréciait plus la blondeur convenue de Jennifer que les boucles rebelles de Prune. Il l’observait vaguement de temps à autre, pourtant, derrière une bière. À travers ce regard à mi-chemin entre la distraction pressée et un zeste d’intérêt, Prune comprit dès ces quinze ans mémorables qu’elle ne serait jamais, aux yeux de Thomas, qu’un second choix possible.
À cette époque du collège, ils étaient quatre. Jennifer, Thomas, Michel et elle. Le club des quatre, comme on les appelait. Tellement ils paraissaient soudés, inséparables, meilleurs amis pour la vie. Tu parles. Jennifer brisait les cœurs en chaîne et avait besoin en permanence de sa petite cour personnelle. Prune détestait et enviait Jennifer, mais supportait sa présence pour pouvoir se rapprocher de Thomas, son idole. Et Michel, toujours aussi timide et silencieux, suivait le mouvement. Un beau groupe de cœurs boiteux, en fait. Puis Jennifer fut momentanément libre et Thomas sauta sur l’occasion. Il réussit même à sortir avec elle un trimestre entier, record de durée pour la blonde, avant qu’elle ne casse pour un énième prétendant. Thomas en eut le cœur brisé. Prune aussi. Pour d’autres raisons. Quel gâchis ! Ils y passaient tous, un jour ou l’autre, dans les bras de la blonde. Sauf son Michel, qui n’avait jamais eu d’yeux que pour elle. Mais qui ne l’intéressait pas.
L’année suivante, tout le monde se séparait et vivait sa vie dans des lycées pro ou techno différents. Lycée général pour elle, l’intello du groupe. Presque plus de nouvelles, sauf de Michel qu’elle revit de temps à autre après le bac. Faute de grives… Celui-ci, un bon gars de la campagne, ornais pur souche, se dégrossit à son contact. Quand ils commencèrent à se fréquenter sérieusement, elle entreprit de le relooker. Corps et âme. Pas question de passer le reste de sa vie avec un second choix s’il continuait à ressembler au plouc qu’il était, à la base. Gentil, mais plouc. Fringues, coupe de cheveux, attitude corporelle, lectures, films. Prune avait bien travaillé, il fallait le reconnaître. Côté langage, les résultats furent décevants : l’infect accent normand s’atténua sans jamais disparaître.
Malgré tout, le vernis de culture ne tenait pas longtemps en bonne compagnie. Dès le deuxième verre de Calvados, Michel se comportait en digne représentant d’une lignée de paysans qu’il incarnait dans ses gènes, un atavisme vieux de trois ou quatre siècles au bas mot. Chassez le naturel … Prune avait modelé tout ce qui pouvait l’être. Et puis, il y avait ces composantes fondamentales auxquelles on ne pouvait pas toucher, une encolure large, des doigts courtauds, un rire grave, ce genre de choses qui vous signent un homme. Et son homme, elle avait appris au fil des ans à faire avec et à l’aimer.
Les souvenirs se bousculaient et défilaient. L’époque n’avait rien de glorieux, mais son adolescence restait pour Prune chargée d’émotions. Ensuite, pendant longtemps, Prune avait continué d’être secrètement amoureuse de Thomas. Jusqu’à ce qu’il finisse par disparaître pour de bon de la circulation et de son imagination.
— Et bien, je te jure, elle a pris au moins trente kilos. J’ai failli pas la reconnaître.
Prune revint de son voyage mental, quasi instantané, et atterrit sur la chaise de cuisine en formica jaune.
— Trente kilos ? Comment c’est possible ?
— Oui, trente, au moins. Tu te souviens, au collège, à la cantine, elle mangeait rien, une vraie anorexique.
— Oui, et elle fumait. Sans doute comme ça qu’elle conservait la ligne.
— Mais la réalité l’a rattrapée. Et maintenant, elle fait vraiment mémère, si tu l’avais vue ! Écœurant c’que les gens peuvent mal vieillir.
Si Prune aurait aimé la voir ? Oh, elle aurait a-do-ré aller à la poste de Bernay aujourd’hui à la place de Michel, et se trouver nez à nez avec son ancienne rivale. La salope de poupée Barbie qui lui avait volé l’homme de sa vie, son seul grand amour. Celle qui avait changé le cours de sa destinée sans même y penser une seconde. La pétasse blonde qui la snobait, elle, avec ses rondeurs, ses bonnes joues d’enfant et ses mèches rouges. Elle aurait jubilé de voir une Jennifer transformée en chose molle, informe, au gros cul pendant, traînant son corps dans un vieux survêtement. Les cheveux filasses et desséchés, le visage couperosé, des poches d’alcoolique, le regard d’une morue défraîchie. Cette imagerie mentale satisfaisante fit sourire Prune, qui rencontra le regard de Michel, souriant lui aussi.
— Dis donc, ma chérie, j’ai bien fait de t’épouser, finalement.
— Comment ça, finalement ?
— Ben… oui, quoi ! Enfin, j’étais raide dingue de Jennifer. Tu le savais, non ?
— …
— Aller quoi ! Y’avait pas un mec de la classe qui bandait pas pour elle, de toute façon !
— Mais… et… et moi ?
— Oh toi … c’est venu… petit à petit, après le lycée. Mais tu sais, les amours raisonnables sont les plus solides, t’inquiète, rajouta Michel en lui tapotant gentiment la main.
Il y a des choses qu’il vaut mieux apprendre le plus tard possible. Car Prune devrait maintenant vivre avec cette nouvelle donne : celle du second choix.
© Isabelle Lebastard